Vigilance Isère Antifasciste

Vigilance Isère Antifasciste

Antisémitisme et islamophobie , par Enzo Traverso

Voir aussi par LICRA et CRIF mars 2011 : Le discours de Mme Le Pen menace juifs et musulmans   : ".... Ainsi le musulman a pris la place tenue hier par le juif, l'Arabe ou l'immigré dans la dialectique frontiste. Ne nous y trompons pas : ceux qui parlent de l'islamisation de la France sont guidés par la même obsession xénophobe que ceux qui dénonçaient la judaïsation de notre pays dans les années 1930. L'étranger, quel que soit son visage, reste responsable pour l'extrême droite des maux de notre -société...."

 

Publié initialement sur Les indigènes du royaume

À la différence de la judéophobie et de l'antisémitisme, toujours publiquement stigmatisés et réprimés, l'islamophobie a droit de cité, dans une culture européenne dont l'héritage colonial demeure bien vivant. Une manifestation d'antisémitisme suscite l'indignation et le scandale, largement répercutés par les médias. La discrimination qui frappe quotidiennement les jeunes d'origine africaine ou maghrébine à la recherche d'un travail, d'un logement, ou plus simplement leur interdit l'accès à une discothèque, entre en revanche dans le quotidien ordinaire.

« L'élément fédérateur de cette nouvelle extrême droite réside dans le racisme, décliné comme un rejet violent des immigrés. De nos jours, les migrants sont les successeurs des «classes dangereuses » du XIXe siècle, peintes par les sciences sociales de l'époque comme le réceptacle de toutes les pathologies sociales, de l'alcoolisme à la criminalité et à la prostitution, jusqu'aux épidémies comme le choléra.

Ces stéréotypes - souvent condensés en une représentation de l'étranger aux traits psychiques et physiques bien marqués - découlent d'un imaginaire orientaliste et colonial qui a toujours permis de définir négativement des identités incertaines et fragiles, fondées sur la crainte de l'« autre », toujours perçu comme l' « envahisseur » et l'« ennemi ». Dans l'Europe contemporaine, le migrant prend essentiellement les traits du musulman. L'islamophobie joue pour le nouveau racisme le rôle qui fut jadis celui de l'antisémitisme. La mémoire de la Shoah - une perception historique de l'antisémitisme au prisme de son aboutissement génocidaire - tend à obscurcir ces analogies pourtant évidentes.

Le portrait de l' Arabo-musulman brossé par la xénophobie contemporaine ne diffère pas beaucoup de celui du juif construit par l'antisémitisme au début du XXe siècle. Les barbes, tephillim et caftans des juifs immigrés d'Europe orientale d'autrefois correspondent aux barbes et voiles des musulman-e-s d'aujourd'hui. Dans les deux cas, les pratiques religieuses, culturelles, vestimentaires et alimentaires d'une minorité sont mobilisées afin de construire le stéréotype négatif d'un corps étranger et inassimilable à la communauté nationale. Judaïsme et islam fonctionnent ainsi comme des métaphores négatives de l'altérité: il y a un siècle, le juif peint par l'iconographie populaire avait forcément un nez crochu et des oreilles décollées, tout comme aujourd’hui l’islam est identifié à la burqa, même si 99,99 % des femmes musulmanes ne portent pas le voile intégral. Sur le plan politique, le spectre du terrorisme islamiste a remplacé celui du judéo-bolchévisme.

Dans cette perspective, l'islamophobie s'inscrit pleinement dans ce que nous pourrions appeler l'archive antijuive, en utilisant la notion d'archive au sens du premier Foucault, non pas comme une bibliothèque, un corpus de documents et de textes, mais comme le mode régulateur d'une pratique discursive, « la loi de ce qui peut être dit, le système qui régit l'apparition des énoncés comme événements singuliers », en leur permettant de « subsister et de se modifier régulièrement ». Ainsi conçu, l’antisémitisme est un répertoire de stéréotypes, d'images, de lieux, de représentations, de stigmatisations, de réflexes véhiculant une perception et une lecture du réel qui se condensent et se codifient en un discours stable, continu. Pratique discursive susceptible de connaître un transfert d'objet, l'antisémitisme a donc transmigré vers l'islamophobie.

Aujourd'hui, l'antisémitisme demeure un trait distinctif des nationalismes d'Europe centrale, où l'islam est quasiment inexistant et le tournant de 1989 a revitalisé les vieux démons (toujours présents, même là où il n'y a plus de juifs), mais il a presque disparu du discours de l'extrême droite occidentale (qui parfois affiche ses sympathies à l'égard d'Israël). Aux Pays-Bas, Geert Wilders a fait de la lutte contre l' « islamo-fascisme » son fonds de commerce. Consultés par référendum, 57 % des Suisses se sont prononcés le 28 novembre 2010 pour l'interdiction des minarets. Jusqu'à présent, seules quatre mosquées sur cent cinquante en possédait un dans la Confédération helvétique: ce seuil restera infranchissable. En Italie comme en France, plusieurs voix se sont élevées pour proposer des mesures analogues, en montrant que, loin d'être une lubie de la droite xénophobe et populiste suisse, la volonté de stigmatiser l'islam concerne l'Europe dans son ensemble. Shlorno Sand a raison de souligner que l'islamophobie constitue aujourd'hui le ciment de l'Europe - dont on ne manque jamais de rappeler la matrice « judéo-chrétienne » - de même que l’antisémitisme a joué un rôle fondamental au XIXe siècle, dans le processus de construction des nationalismes. Edward Saïd avait déjà observé la transition graduelle « de l'animosité populaire antisémite du juif à l'Arabe, puisque l'image est presque la même ». Dans la même lignée, Itzhak Laor remarque que les polémiques autour du voile islamique et l'acharnement avec lequel les musulmans sont appelés à s'assimiler, à se conformer aux normes occidentales révèlent un oubli significatif des campagnes idéologiques avec lesquelles, entre les Lumières et la Seconde Guerre mondiale, les juifs avaient été invités à abandonner leur différence, à s’ « améliorer» et à se « civiliser ».

À la différence de la judéophobie et de l'antisémitisme, toujours publiquement stigmatisés et réprimés, l'islamophobie a droit de cité, dans une culture européenne dont l'héritage colonial demeure bien vivant. Une manifestation d'antisémitisme suscite l'indignation et le scandale, largement répercutés par les médias. La discrimination qui frappe quotidiennement les jeunes d'origine africaine ou maghrébine à la recherche d'un travail, d'un logement, ou plus simplement leur interdit l'accès à une discothèque, entre en revanche dans le quotidien ordinaire. S'appeler Mohamed implique aujourd'hui des inconvénients comparables à ceux que connaissaient il y a un siècle les juifs d'Europe centrale et orientale qui migraient à Berlin, Vienne et Paris.

Un manuel antisémite comme La France juive d'Édouard Drumont ne serait certes plus tolérable aujourd'hui, et il faut s'en réjouir, mais un essai comme La Rage et l'Orgueil d'Oriana Fallaci, qui en constitue à plusieurs égards l'équivalent islamophobe, est un best-seller international. Alain Finkielkraut, un des représentants du néoconservatisme en France, reconnaît un noyau de vérité dans ce pamphlet, en avouant avoir été « saisi, même captivé par l'emportement du style et la force de la pensée» de la journaliste italienne, tout en regrettant ses outrances lorsqu'elle écrit que « les fils d'Allah se multiplient comme des rats » . Auteur il y a une trentaine d'années d'un brillant essai sur l'identité juive (Le Juif imaginaire), ce philosophe est aujourd'hui engagé dans une bataille acharnée contre le « racisme antiblanc », l'antiracisme de gauche, le multiculturalisrne de la société française et l'obscurantisme musulman. Partant de ces prémisses, il parvient à désigner pêlemêle antisionistes, antiracistes et antifascistes comme ses ennemis: « L'avenir de la haine est dans leur camp et non dans celui des fidèles de Vichy. Dans le camp du sourire et non dans celui de la grimace. Parmi les humains et non parmi les hommes barbares. Dans le camp de la société métissée et non dans celui de la nation ethnique. Dans le camp du respect et non dans celui du rejet [...] Dans les rangs des inconditionnels de l'Autre et non chez les petits-bourgeois bornés qui n'aiment que le Même. »

Cette prose témoigne de la légitimation relative dont jouit l'extrême droite auprès de l'idéologie néoconservatrice, car elles partagent le même ennemi: l'immigré, de préférence musulman. Comme jadis le juif du discours antisémite classique, l’immigré aussi est une figure métaphorique. À bien y regarder, le concept de xénophobie n'est pas très approprié pour caractériser l’islamophobie contemporaine. De nos jours, le raciste européen ne s'attaque pas, en France, à l'étranger allemand ou américain, ni en Allemagne au Français ou au Britannique. Il s’attaque au Maghrébin et à l'Africain, peu importe qu'ils soient immigrés ou citoyens d'un pays de l'Union européenne depuis des générations. Inassimilables, ces derniers apparaissent encore plus dangereux, car ils corrompent la nation de l’'intérieur, en altérant ses mœurs, en avilissant sa langue, en abaissant sa culture. »



25/04/2013

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