Vigilance Isère Antifasciste

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"Aucun critère objectif ne définit le seuil de "trop d'étrangers": entretien avec François Héran, démographe

Voir, entre autres : La "Priorité nationale'' de LE PEN et Cie : imposture et racisme habituels de l'extrême-droite

 

Dans Le Monde, 27 mars 2012  (nous avons choisi de mettre en bleu les dernières questions/réponses) :

"Aucun critère objectif ne définit le seuil de "trop d'étrangers"

François Héran, l'ancien directeur de l'Institut national d'études démographiques (INED), et président du Comité pour la mesure et l'évaluation de la diversité et des discriminations (Comedd), le 4 février 2010 à Paris dans son bureau.

 François Héran, démographe et chercheur à l'Institut national d'études démographiques (INED), qu'il a dirigé de 1999 à 2009, est un spécialiste de l'immigration et de l'intégration.

Il analyse ces questions au regard des tueries de Montauban et de Toulouse. Il vient par ailleurs de publier Parlons immigration en 30 questions (La Documentation française, 96 p., 5,90 €).


Depuis que l'on sait que l'auteur des tueries se réclamait de l'islamiste radical, certains disent que l'influence de cette mouvance en France est sous-estimée. Est-ce exact?

Selon une enquête du Pew Center, un think tank américain, menée en 2006 dans les principaux pays européens, les deux tiers des musulmans de France se disent préoccupés par l'extrémisme islamique. Toutefois, 16 % approuvaient les attentats-suicides pour riposter aux atteintes à l'islam. Mais, quand 50 % des musulmans britanniques ressentent "un conflit naturel entre le fait de pratiquer l'islam et le fait de vivre dans une société moderne", 72 % des Français musulmans perçoivent le contraire.

Plus frappant, la proportion des musulmans de France ayant une opinion favorable des juifs s'élevait, en 2005, à 71 %. C'est moins que l'ensemble de la population française (86 %), mais c'est proche de la population américaine (77 %) et, surtout, très au-dessus du taux d'opinion favorable observé chez les musulmans d'Allemagne (38 %), de Grande-Bretagne (32 %) ou d'Espagne (28 %), sans parler des pays musulmans.

Quant à dire, de la nationalité ou de la religion, ce que les définit le mieux, 81 % des musulmans britanniques choisissent la religion, pour 46 % des français, qui choisissent à 42 % la nationalité. Un résultat éloigné des Français non musulmans : 83 % s'identifient d'abord par leur nationalité. Mais c'est proche des Américains : 48 % se définissent d'abord comme Américains, 42 % comme chrétiens.

Ces résultats ont frappé le Pew Center, qui a salué la qualité du modèle français d'intégration laïque qui prône la tolérance, à l'inverse des préjugés anglo-saxons.

 

D'autres enquêtes ont montré cependant une relative islamisation de la jeunesse...

En se fondant sur l'enquête TeO ("Trajectoires et origines"), menée en 2008 et 2009 par l'INED et l'Insee, Patrick Simon et Vincent Tiberj viennent de montrer que le sentiment d'appartenance à la nation progressait fortement chez les immigrés arrivés jeunes en France, et plus encore dans la seconde génération.

S'ils éprouvent le sentiment d'appartenir à une minorité, ce n'est pas, dans leur immense majorité, par repli identitaire, mais parce qu'ils ressentent vivement le fait d'être désignés comme tels. Cette étude éclaire les résultats de l'enquête menée en 2005 par le Cevipof (Sciences Po) auprès des immigrés et enfants d'immigrés ayant acquis la nationalité française.

Chez eux, un mouvement de réislamisation apparaît nettement dans les jeunes générations, avec une moindre ouverture envers les mariages mixtes alors que, globalement, ils affichent un loyalisme très fort à l'égard de la nation ainsi qu'une valorisation de l'esprit d'entreprise.

Cela dit, si en 2005, ces jeunes s'inscrivaient peu sur les listes électorales, une enquête Cevipof de 2011 montre que la tendance s'inverse. Les musulmans représentaient 5 % de l'électorat en 2007, contre 0,7 % en 1997. Ils se disent plutôt orientés à gauche, puisqu'ils ont voté largement, à plus de 90 %, pour Ségolène Royal au deuxième tour...

 

Que dire des charges actuelles contre l'islam, présenté comme terreau du terrorisme ?

J'entends (c'est un leitmotiv de l'extrême droite aux Pays-Bas et certains le répètent en France) qu'il n'existerait pas d'"islam modéré". L'islam serait radical par nature. A ce compte-là, qu'est-ce qui empêcherait d'en dire autant du judaïsme, de l'évangélisme ou du catholicisme triomphant avant son ralliement à la République, sous Léon XIII ?

Au XIXe siècle, l'argumentaire antirépublicain de l'Eglise catholique était d'une violence inouïe : la République laïque était le mal absolu, et la société "moderne", l'oeuvre de Satan. L'interprétation actuelle consistant à rabattre l'islam sur le fondamentalisme repose elle-même sur une lecture fondamentaliste des textes sacrés.

 

Après les tueries, Nicolas Sarkozy appelle à l'unité nationale. Mais, début mars, il déclarait sur France 2 : "Il y a trop d'étrangers sur notre territoire." Que penser de cette formule ?

Elle révèle une pensée très manichéenne. En France, il y a donc les Français et les étrangers. Eux et nous. Mais qui désigne-t-il par "étranger" ? Tous les travailleurs immigrés, y compris les Français d'origine immigrée, soit 5,2 millions de personnes, en comptant les Européens ? Ou veut-il dire les 200 000 immigrés légaux non-européens, qui viennent travailler en France, ou s'y rendent par regroupement familial ? Inclut-il les secondes générations de l'immigration, nées en France ? Ou parle-t-il des clandestins ?

On comprend mal que l'homme chargé de l'unité nationale manie les concepts de base avec une telle légèreté. Beaucoup de Français nés hors de nos frontières, qui ne sont plus "étrangers" depuis longtemps, se sentent visés. Or la statistique publique (y compris le ministère de l'immigration) respecte les définitions internationales des Nations unies. Un immigré est une personne née étrangère à l'étranger, qui a franchi la frontière et s'est installée pour une durée d'au moins un an.

En France, 40 % des immigrés ont acquis la nationalité française, tous âges confondus, et ce chiffre progresse encore au cours de la vie. Les deux populations, "étrangers" et "immigrés", ne peuvent être confondues.

 

Que comprendre par "trop" ?

Il n'existe aucun critère objectif permettant de définir le seuil du "trop d'étrangers". La population de la France compte environ 5 % d'étrangers. En Allemagne, c'est 9 %, en Espagne 12 %, au Luxembourg 43 %. Où est le "trop", le "trop peu", le "juste ce qu'il faut" ? Même question si l'on considère l'ensemble des immigrés, y compris ceux qui sont devenus français : leur part en France avoisine 9 %, contre 13 % en Allemagne, 14 % en Espagne ou aux Etats-Unis, 23 % en Suisse.

La plupart des pays sont convaincus de recevoir plus de migrants que les pays voisins, ce qui est évidemment impossible. L'affirmation "il y a trop d'étrangers" vaut uniquement par la force de son simplisme. Elle a la puissance d'une tautologie ("trop, c'est trop").

 

Un chiffre très commenté est celui des entrées légales de migrants non-européens : près de 200 000 par an. Est-ce beaucoup ?

Claude Guéant a coutume de dire : c'est la ville de Rennes ! Mais il naît chaque année en France l'équivalent de Marseille, il meurt l'équivalent de Lyon, et le nombre annuel de nouveaux cas d'Alzheimer équivaut à la ville de Lille. Ces analogies n'ont aucun sens ; elles rendent impossibles les comparaisons.

En statistique, ce sont les proportions qui comptent. Or 180 000 personnes sur 64 millions d'habitants, c'est 0,3 % de la population, un chiffre si faible que les démographes préfèrent l'exprimer en "pour mille" : cela fait 3,2 pour mille. D'où il faudrait décompter les sortants (les émigrations et les décès), qu'on estime entre un quart et un tiers. Et sur les 50 000 étudiants qui entrent chaque année, plus de la moitié repartiront en moins de dix ans.

 

Depuis trois ans, l'UMP reprend le discours d'une immigration qui profite de notre générosité. Qu'en est-il vraiment ?

Nicolas Sarkozy s'est livré le 8 mars à une étrange comparaison : il n'est pas normal, a-t-il dit, qu'une épouse d'agriculteur touche une pension de réversion plus faible qu'un immigré venu en France à 60 ans toucher le minimum vieillesse ; il propose donc que l'accès au minimum vieillesse ne soit pas accessible avant dix ans de séjour. Tout est faux dans cette déclaration.

Le véritable seuil se situe à 65 ans (les cas d'immigration à ces âges étant en fait rarissimes). Pour toucher l'allocation, il faut déjà avoir vécu en France depuis dix ans. Enfin, il s'agit d'un minimum vital, qui tient compte de tous les revenus existants. Impossible pour l'immigré de dépasser la veuve d'agriculteur.

Mais l'important est ailleurs. Le président suggère que les étrangers viennent profiter de notre système social, tel l'ouvrier de la dernière heure. Il y aurait ainsi une discrimination à l'encontre des travailleurs français. C'est l'idée reçue que les immigrés choisiraient leur destination en fonction de la générosité de la protection. Une étude de la Fondation Debedetti montre qu'il n'en est rien : les pays qui ont attiré le plus de migrants ces dernières décennies sont les moins généreux en protection sociale, l'Espagne ou les Etats-Unis...

 

Que pensez-vous des estimations qui courent sur le coût de l'immigration ?

Il ne faut pas confondre deux niveaux d'échelle. L'Etat, comme l'avait demandé la Cour des comptes, chiffre chaque année les opérations qu'il finance pour les nouveaux arrivants : alphabétisation, hébergement des demandeurs d'asile, assistance médicale, rétention, reconduite aux frontières...

Ce sont quelques centaines de millions d'euros par an pour chaque opération, sachant que la complication des règlements accroît les contentieux et que ceux-ci ont eux-mêmes un coût. On peut aussi, comme l'ont fait des économistes de l'université de Lille en 2009, calculer le bilan fiscal des immigrés : les 5,3 millions d'immigrés ont reçu de l'Etat 47,9 milliards d'euros, mais reversé 60,3 milliards. Le solde est positif, parce que les immigrés sont en moyenne plus jeunes que le reste de la population. En cette période de campagne électorale, le discours politique devrait rappeler avec force à quel point nos destinées sont entrelacées.



29/03/2012

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