Vigilance Isère Antifasciste

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Politiques de racialisation, de division sociale, les roms catégorie-défouloir... : le débat avec Eric Fassin aux rencontres de RLF-Isère

 

rencontres 2015 1.jpgSamedi 17 janvier 2015, à Voiron, se sont déroulées les 8 èmes Rencontres départementales des luttes et des résistances. Organisées à  par RLF Isère, Réseau de Lutte contre le Fascisme, (anciennement Ras L'Front), ces rencontres  ont rassemblé plus de 300 personnes.

Le débat de la soirée avec Philippe Corcuff  a porté sur les réponses face à l'extrême-droitisation.

Auparavant, avec Eric Fassin on a discuté de la "politique de racialisation" , çàd comment les pouvoirs et discours publics créent de la division sociale, des catégories marginalisées et des boucs-émissaires bien commodes. L'exemple le plus criant étant les roms, ( "le fameux problème-rom, c'est 1/2 rom pour chacune des 36 000 communes de France !" )  que des politiques très concrètes déshumanisent, considèrent comme de vulgaires déchets,  autorisant  ainsi  des comportements inhumains à l'égard de cette minorité-défouloir, "puisqu'ils ne sont pas vraiment humains."

Ci-dessous, entretien du site d'infos Place GreNet avec Eric Fassin, sociologue engagé, professeur à l’université Paris VIII de Vincennes – Saint-Denis. Celui-ci revient sur le traitement des minorités en France et sur “l’après” Charlie Hebdo.

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Eric FASSIN : "Le blasphème n'est qu'un prétexte."

Éric Fassin, sociologue, professeur à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, auteur de Gauche : l’avenir d’une désillusion (Textuel, 2014) et coauteur de Roms & riverains. Une politique municipale de la race (La Fabrique, 2014).

 

SDF, précaires, Roms, travailleurs pauvres, demandeurs d’asile, enfants dans les pays en voie de développement, cadres surmenés qui finissent par se suicider, seniors qui ne trouvent pas de travail, jeunes pas diplômés qui végètent… Diriez-vous que toutes ces catégories de personnes sont des victimes du néo-libéralisme ?

 Cette liste hétéroclite, à la Prévert, est l’inventaire des “déchets” du néolibéralisme. Je pense aussi à l’expression « immigration jetable ». Les Roms en sont l’emblème. En effet, les pouvoirs publics refusent le plus souvent, au mépris de leurs obligations, de ramasser les ordures dans leurs bidonvilles. Le résultat, c’est qu’ils vivent au milieu des déchets. Outre les problèmes pratiques d’hygiène que cela pose, et d’abord à eux – rats, maladies… –, c’est un peu le symbole de leur statut, ou plutôt de leur non-statut. Ce qui est signifié, c’est que ces gens, contraints de vivre dans de véritables décharges publiques, sont bons à jeter.

Mais il y a plus : on nous signifie qu’ils ne valent rien. Regardez, nous dit-on : ils n’ont pas de travail, ce sont des mendiants, au pire des voleurs de poules, au mieux des marchands de ferraille… Bref, ils n’ont aucune valeur économique. Dans le monde néolibéral, c’est être un vaurien, bon à jeter ; mais aussi, bon à rejeter, et c’est ce qui fait leur valeur politique. Les Roms sont le degré zéro de la valeur et donc ce dont chacune, chacun d’entre nous peut se démarquer : les rejeter, c’est revendiquer qu’on vaut mieux que ça, qu’on n’est pas comme eux, qu’on a un prix. Bref, les déprécier, c’est s’apprécier pour parler comme le philosophe Michel Feher.

C’est pourquoi le racisme contre les Roms peut émaner de toutes les catégories de population. Y compris de ceux qui sont eux-mêmes victimes de discriminations, comme les Français d’origine maghrébine ou les Noirs, comme on l’a vu dans l’affaire du « lynchage de Darius », à Pierrefitte. Même des gens du voyage, qui pourraient être considérés comme des Roms, versent parfois dans la “romaphobie”, pour se démarquer de ces “cousins pauvres” ! Loin d’être politiquement inutiles, les Roms peuvent ainsi servir de bouc-émissaires.

 

Vous parlez de racisme envers cette population, parce que chassée continuellement, discriminée, méprisée… La situation ne s’est-elle toutefois pas un peu améliorée, du fait de la volonté de certaines collectivités de les insérer, de les aider à trouver un logement et un travail ?

Y a-t-il un progrès ? Ce n’est pas ce que constatent les associations sur le terrain. Au contraire, le désespoir des militants se creuse chaque jour. Ce qui a changé, c’est peut-être la rhétorique. Le discours est moins virulent chez les dirigeants nationaux. Mais si l’on considère l’expulsion du bidonville des Coquetiers de Bobigny, par exemple, on défait tout ce qui a été fait : en particulier, à peine scolarisés, les enfants se retrouvent déscolarisés, et il faut tout reprendre à zéro.

Il ne faut donc pas se laisser abuser par les propos lénifiants du préfet à l’égalité des chances de Seine-Saint-Denis, Didier Leschi, ni par sa rhétorique : « une sociologie qui nous échappe » ; avec les Roms, « on ne sait pas faire ». Le problème n’est pas le racisme. On nous rappelle constamment que ceux qui refusent l’installation des Roms possèdent des brevets officiels d’antiracisme. C’est pour leur bien, nous disent-ils.

Le problème, c’est la politique de la race. Soit une manière de traiter certains d’une manière radicalement différente, ce qui finit par produire une différence radicale, qui légitime en retour ce traitement… La race, c’est en effet ce qui permet de traiter de manière inhumaine des êtres humains, sans pour autant se sentir inhumain.

Ceux dont on parle, c’est-à-dire ceux qui vivent dans des squats ou des bidonvilles, et qui viennent de pays européens – en particulier la Roumanie et la Bulgarie –, sont estimés à 15 ou 20 000. Soit environ 20 fois moins que de sans-papiers. Par rapport à la population du pays, à peu près 0,025 %!

Si on ne peut pas faire quelque chose pour si peu de monde (un demi-Rom par commune en France), alors, on ne pourra rien faire pour personne. C’est cela aussi que dit la politique menée à l’égard des Roms. Les millions de pauvres en France n’ont rien à espérer non plus.

Bien sûr, ce n’est pas simple. Et ce ne devrait pas être seulement le problème des communes, d’autant que ce sont les moins riches qui, comme toujours, accueillent les plus pauvres ; c’est l’État qui est concerné. Mais avant de prétendre régler le problème, il faudrait éviter de le créer : la politique actuelle est une politique de désintégration. Chasser les Roms de squat en bidonville, c’est leur mener la vie impossible, à court terme. Et à moyen terme, c’est les condamner à la marginalité en matière de logement, de santé, d’éducation etc.

 

Manifestation centre d'hébergement Verlaine à Grenoble le 4 Juillet 2014 pour procéder contre la fermeture des Mimosas par la préfecture de l'Isère

Manifestation au centre d’hébergement Verlaine à Grenoble le 4 Juillet 2014 pour procéder contre la fermeture des Mimosas par la préfecture de l’Isère. © Un toit pour tous

Comment analysez-vous l’attitude de l’État vis-à-vis des demandeurs d’asile dont beaucoup végètent dans des centres d’hébergement d’urgence jusqu’à l’expulsion ? Peut-on faire mieux ? Différemment ?

Le problème vient que l’on compte les demandeurs d’asile dans les chiffres de l’immigration. Conséquence : depuis Nicolas Sarkozy, l’asile fait partie de l’immigration « subie » ! L’objectif, dès lors, est d’en réduire le nombre. On voit bien, par exemple, que la France accueille très peu de demandeurs d’asile venus de Syrie. En tout cas, beaucoup, beaucoup moins que l’Allemagne !

Il y a peu, la presse parlait de « clandestins » à propos des Syriens venus en bateau. Il faut donc rappeler que l’asile est un droit, pas une faveur. Il faut rappeler aussi que ce sont les pays relativement pauvres qui accueillent pour l’essentiel cette « misère du monde ». Qu’on n’aille donc pas dire que c’est un problème de moyens.

 

Vous affirmez qu’il « faut proposer une image du peuple qui inclut les minorités et non opposer une partie du peuple à une autre ». Comment ?

 On parle beaucoup d’immigration et d’intégration. Mais en fait, à qui pense-t-on ? De plus en plus aux enfants, voire aux petits-enfants des immigrés. Autrement dit, il ne s’agit plus d’immigrés ; la frontière ne passe plus seulement entre Français et étrangers, mais aussi, voire surtout, entre Français, en fonction de leur origine. C’est ce que l’on peut qualifier de racialisation : l’origine, la souche, le sang. C’est bien une vision de monde en fonction des races.

 On sait que c’est le fond de la pensée d’extrême droite. Mais ces idées ont gagné la droite. Et elles n’épargnent nullement la gauche. Avant les élections de 2012, il y a eu un révélateur de cette dérive. Terra Nova avait publié une note stratégique invitant les socialistes à constituer une majorité « à la Obama » : à défaut d’avoir avec eux les classes populaires, censées acquises au conservatisme culturel, il fallait réunir les jeunes, les diplômés, les femmes et les minorités raciales.

À l’inverse, on a vu la Gauche populaire protester avec indignation : en s’inspirant des analyses que propose aux collectivités locales un Christophe Guilluy – géographe dont se réclame également la droite –, elle appelait à parier sur le peuple contre les minorités. Quitte à en donner une lecture spatiale : la « France périphérique » contre les « banlieues ».

 

Racialisation Eric Fassin

 On le voit, si deux camps s’affrontent dans cette polémique, ils se rejoignent sur l’essentiel : d’un côté, il y a les classes populaires ; de l’autre, les minorités raciales. Quitte à choisir les secondes contre les premières, ou l’inverse. Mais ce partage est à la fois empiriquement faux et politiquement dangereux. À l’évidence, les minorités appartiennent largement aux classes populaires, où elles sont donc surreprésentées. Les opposer, c’est présumer que le « peuple » est blanc. Et que les non-Blancs n’appartiennent pas à ce dernier.

 Bref, c’est encore et toujours une logique de racialisation. Il faut donc penser un peuple sans partir de cette opposition. Ce qui veut dire, pour commencer, qu’il faut renoncer à toute vision du point de vue de l’intégration : on intègre – ou pire, on demande de s’intégrer –, non pas à ceux qui appartiennent à la communauté nationale, mais à ceux qui, quoi qu’ils fassent, devront toujours montrer « patte blanche », si je puis dire.

 

A propos d’exclusion, et pour rejoindre l’actualité, à savoir, les attaques terroristes contre Charlie Hebdo, les policiers et l’épicerie casher, le “pendant” de la liberté d’expression n’est-il pas que des communautés, des religions et des groupes se sentent exclus ? Et que, parfois, des terroristes passent à l’acte ?

La liberté d’expression n’est pas la cause de ce qui s’est passé et de ce qui se passe autour des attentats ; elle en est la justification, presque le prétexte. C’est ce que proclament à la face du monde les frères Kouachi en sortant de Charlie Hebdo ; mais ce n’est pas ce que raconte Amedy Coulibaly dans les enregistrements dont on dispose. Il parle de géopolitique et des humiliations subies par les Musulmans. Pas par le prophète.

 On ne devient pas terroriste parce qu’il y a des blasphèmes. Et ceux qui disent aujourd’hui ou qui pensent « je ne suis pas Charlie » le font moins par religion que par ressentiment : ce qui fait écho, pour eux, c’est l’humiliation au quotidien. Et ceux qui leur demandent de crier « je suis Charlie », en les sommant de renier les terroristes, ne font que redoubler leur frustration et leur rage.

Mais il faut ajouter que la liberté d’expression n’est pas forcément non plus la motivation première de ceux qui s’en revendiquent aujourd’hui. En 2012, Caroline Fourest avait annoncé qu’elle allait porter plainte contre les Y a bon Awards pour lui avoir décerné une banane d’or. Pourtant, n’avait-elle pas défendu le droit à l’humour sacrilège de Charlie Hebdo ? Manuel Valls, qui se mobilise aujourd’hui pour la liberté d’expression, n’a-t-il pas fait interdire, un an plus tôt, le spectacle de Dieudonné ?

 

Dessin de Charb sur la Palestine en couverture de Charlie Hebdo

 

C’est bien que nous considérons tous que la liberté d’expression n’est pas une valeur absolue, mais une valeur relative. Nous sommes d’accord pour l’appliquer ici – par exemple, en disant qu’il s’agit de religion –, mais pas là, en affirmant qu’il s’agit de racisme.

Reste que les frontières sont discutables : où passe la frontière entre racisme et islamophobie ? Quand l’antisionisme, verse-t-il dans l'antijudaïsme, dans l’antisémitisme ? D’où le risque constant de justifier l’exaspération de ceux qui dénoncent « deux poids, deux mesures ».

 

Un article du Monde, relayant un point de vue parmi d’autres, titrait ceci : « La vraie question, ce n’est pas celle de la liberté d’expression, c’est celle du respect ». Qu’en pensez-vous ?

Si, dans la vie quotidienne, dans l’espace public et sur la scène internationale, on respectait « les Musulmans » – catégorie fourre-tout qui dit bien le problème ! –, beaucoup plus rares seraient ceux qui se sentiraient humiliés lorsqu’on caricature le prophète. Le blasphème, c’est l’abcès de fixation de toutes les humiliations et de toutes les injustices, petites et grandes. Le droit au blasphème, que je revendique, et la liberté d’expression, essentielle pour ma pratique de sociologue engagé, retrouveraient alors tout leur sens.

 

Propos recueillis par Séverine Cattiaux

 

Éric Fassin est l’auteur de Gauche : l’avenir d’une désillusion (Textuel, 2014) et coauteur de Roms & riverains. Une politique municipale de la race (La Fabrique, 2014)

 

Voir aussi son blog Mediapart et son compte Twitter.

 

ENTRETIEN – Ce samedi 17 janvier, les huitièmes rencontres départementales des luttes et des résistances, organisées à Voiron par le Réseau de lutte contre le fascisme, ont réuni plus de 300 personnes. Parmi les participants, Eric Fassin, sociologue engagé, professeur à l’université Paris VIII de Vincennes – Saint-Denis. Celui-ci revient sur le traitement des minorités en France et sur “l’après” Charlie Hebdo. Éric Fassin, sociologue, professeur à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, auteur de Gauche : l’avenir d’une désillusion (Textuel, 2014) et coauteur de Roms & riverains. Une politique municipale de la race (La Fabrique, 2014). Éric Fassin, sociologue, professeur à l’Université Paris VIII Vincennes – Saint-Denis. DR SDF, précaires, Roms, travailleurs pauvres, demandeurs d’asile, enfants dans les pays en voie de développement, cadres surmenés qui finissent par se suicider, seniors qui ne trouvent pas de travail, jeunes pas diplômés qui végètent… Diriez-vous que toutes ces catégories de personnes sont des victimes du néo-libéralisme ? Cette liste hétéroclite, à la Prévert, est l’inventaire des “déchets” du néolibéralisme. Je pense aussi à l’expression « immigration jetable ». Les Roms en sont l’emblème. En effet, les pouvoirs publics refusent le plus souvent, au mépris de leurs obligations, de ramasser les ordures dans leurs bidonvilles. Le résultat, c’est qu’ils vivent au milieu des déchets. Outre les problèmes pratiques d’hygiène que cela pose, et d’abord à eux – rats, maladies… –, c’est un peu le symbole de leur statut, ou plutôt de leur non-statut. Ce qui est signifié, c’est que ces gens, contraints de vivre dans de véritables décharges publiques, sont bons à jeter. Mais il y a plus : on nous signifie qu’ils ne valent rien. Regardez, nous dit-on : ils n’ont pas de travail, ce sont des mendiants, au pire des voleurs de poules, au mieux des marchands de ferraille… Bref, ils n’ont aucune valeur économique. Dans le monde néolibéral, c’est être un vaurien, bon à jeter ; mais aussi, bon à rejeter, et c’est ce qui fait leur valeur politique. Les Roms sont le degré zéro de la valeur et donc ce dont chacune, chacun d’entre nous peut se démarquer : les rejeter, c’est revendiquer qu’on vaut mieux que ça, qu’on n’est pas comme eux, qu’on a un prix. Bref, les déprécier, c’est s’apprécier pour parler comme le philosophe Michel Feher. C’est pourquoi le racisme contre les Roms peut émaner de toutes les catégories de population. Y compris de ceux qui sont eux-mêmes victimes de discriminations, comme les Français d’origine maghrébine ou les Noirs, comme on l’a vu dans l’affaire du « lynchage de Darius », à Pierrefitte. Même des gens du voyage, qui pourraient être considérés comme des Roms, versent parfois dans la “romaphobie”, pour se démarquer de ces “cousins pauvres” ! Loin d’être politiquement inutiles, les Roms peuvent ainsi servir de bouc-émissaires. Vous parlez de racisme envers cette population, parce que chassée continuellement, discriminée, méprisée… La situation ne s’est-elle toutefois pas un peu améliorée, du fait de la volonté de certaines collectivités de les insérer, de les aider à trouver un logement et un travail ? Femme Rom à Grenoble. © Victor Guilbert - placegrenet.fr Femme Rom à Grenoble. © Victor Guilbert – placegrenet.fr Y a-t-il un progrès ? Ce n’est pas ce que constatent les associations sur le terrain. Au contraire, le désespoir des militants se creuse chaque jour. Ce qui a changé, c’est peut-être la rhétorique. Le discours est moins virulent chez les dirigeants nationaux. Mais si l’on considère l’expulsion du bidonville des Coquetiers de Bobigny, par exemple, on défait tout ce qui a été fait : en particulier, à peine scolarisés, les enfants se retrouvent déscolarisés, et il faut tout reprendre à zéro. Il ne faut donc pas se laisser abuser par les propos lénifiants du préfet à l’égalité des chances de Seine-Saint-Denis, Didier Leschi, ni par sa rhétorique : « une sociologie qui nous échappe » ; avec les Roms, « on ne sait pas faire ». Le problème n’est pas le racisme. On nous rappelle constamment que ceux qui refusent l’installation des Roms possèdent des brevets officiels d’antiracisme. C’est pour leur bien, nous disent-ils. Le problème, c’est la politique de la race. Soit une manière de traiter certains d’une manière radicalement différente, ce qui finit par produire une différence radicale, qui légitime en retour ce traitement… La race, c’est en effet ce qui permet de traiter de manière inhumaine des êtres humains, sans pour autant se sentir inhumain. Containers mobiles à destination de personnes sans-abris en réinsertion - Toi mon toit architectes Grenoble Débat Place Gre'net Hébergement d'urgence : quelles solutions ? Les containers aménagés : une solution à l’exclusion ? DR Ceux dont on parle, c’est-à-dire ceux qui vivent dans des squats ou des bidonvilles, et qui viennent de pays européens – en particulier la Roumanie et la Bulgarie –, sont estimés à 15 ou 20 000. Soit environ 20 fois moins que de sans-papiers. Par rapport à la population du pays, à peu près 0,025 %! Si on ne peut pas faire quelque chose pour si peu de monde (un demi-Rom par commune en France), alors, on ne pourra rien faire pour personne. C’est cela aussi que dit la politique menée à l’égard des Roms. Les millions de pauvres en France n’ont rien à espérer non plus. Bien sûr, ce n’est pas simple. Et ce ne devrait pas être seulement le problème des communes, d’autant que ce sont les moins riches qui, comme toujours, accueillent les plus pauvres ; c’est l’État qui est concerné. Mais avant de prétendre régler le problème, il faudrait éviter de le créer : la politique actuelle est une politique de désintégration. Chasser les Roms de squat en bidonville, c’est leur mener la vie impossible, à court terme. Et à moyen terme, c’est les condamner à la marginalité en matière de logement, de santé, d’éducation etc. Manifestation centre d'hébergement Verlaine à Grenoble le 4 Juillet 2014 pour procéder contre la fermeture des Mimosas par la préfecture de l'Isère Manifestation au centre d’hébergement Verlaine à Grenoble le 4 Juillet 2014 pour procéder contre la fermeture des Mimosas par la préfecture de l’Isère. © Un toit pour tous Comment analysez-vous l’attitude de l’État vis-à-vis des demandeurs d’asile dont beaucoup végètent dans des centres d’hébergement d’urgence jusqu’à l’expulsion ? Peut-on faire mieux ? Différemment ? Le problème vient que l’on compte les demandeurs d’asile dans les chiffres de l’immigration. Conséquence : depuis Nicolas Sarkozy, l’asile fait partie de l’immigration « subie » ! L’objectif, dès lors, est d’en réduire le nombre. On voit bien, par exemple, que la France accueille très peu de demandeurs d’asile venus de Syrie. En tout cas, beaucoup, beaucoup moins que l’Allemagne ! Il y a peu, la presse parlait de « clandestins » à propos des Syriens venus en bateau. Il faut donc rappeler que l’asile est un droit, pas une faveur. Il faut rappeler aussi que ce sont les pays relativement pauvres qui accueillent pour l’essentiel cette « misère du monde ». Qu’on n’aille donc pas dire que c’est un problème de moyens. Vous affirmez qu’il « faut proposer une image du peuple qui inclut les minorités et non opposer une partie du peuple à une autre ». Comment ? On parle beaucoup d’immigration et d’intégration. Mais en fait, à qui pense-t-on ? De plus en plus aux enfants, voire aux petits-enfants des immigrés. Autrement dit, il ne s’agit plus d’immigrés ; la frontière ne passe plus seulement entre Français et étrangers, mais aussi, voire surtout, entre Français, en fonction de leur origine. C’est ce que l’on peut qualifier de racialisation : l’origine, la souche, le sang. C’est bien une vision de monde en fonction des races. On sait que c’est le fond de la pensée d’extrême droite. Mais ces idées ont gagné la droite. Et elles n’épargnent nullement la gauche. Avant les élections de 2012, il y a eu un révélateur de cette dérive. Terra Nova avait publié une note stratégique invitant les socialistes à constituer une majorité « à la Obama » : à défaut d’avoir avec eux les classes populaires, censées acquises au conservatisme culturel, il fallait réunir les jeunes, les diplômés, les femmes et les minorités raciales. À l’inverse, on a vu la Gauche populaire protester avec indignation : en s’inspirant des analyses que propose aux collectivités locales un Christophe Guilluy – géographe dont se réclame également la droite –, elle appelait à parier sur le peuple contre les minorités. Quitte à en donner une lecture spatiale : la « France périphérique » contre les « banlieues ». Racialisation Eric Fassin DR On le voit, si deux camps s’affrontent dans cette polémique, ils se rejoignent sur l’essentiel : d’un côté, il y a les classes populaires ; de l’autre, les minorités raciales. Quitte à choisir les secondes contre les premières, ou l’inverse. Mais ce partage est à la fois empiriquement faux et politiquement dangereux. À l’évidence, les minorités appartiennent largement aux classes populaires, où elles sont donc surreprésentées. Les opposer, c’est présumer que le « peuple » est blanc. Et que les non-Blancs n’appartiennent pas à ce dernier. Bref, c’est encore et toujours une logique de racialisation. Il faut donc penser un peuple sans partir de cette opposition. Ce qui veut dire, pour commencer, qu’il faut renoncer à toute vision du point de vue de l’intégration : on intègre – ou pire, on demande de s’intégrer –, non pas à ceux qui appartiennent à la communauté nationale, mais à ceux qui, quoi qu’ils fassent, devront toujours montrer « patte blanche », si je puis dire. A propos d’exclusion, et pour rejoindre l’actualité, à savoir, les attaques terroristes contre Charlie Hebdo, les policiers et l’épicerie casher, le “pendant” de la liberté d’expression n’est-il pas que des communautés, des religions et des groupes se sentent exclus ? Et que, parfois, des terroristes passent à l’acte ? Marche républicaine à Grenoble. © Maïlys Medjadj - placegrenet.fr Marche républicaine à Grenoble. © Maïlys Medjadj – placegrenet.fr La liberté d’expression n’est pas la cause de ce qui s’est passé et de ce qui se passe autour des attentats ; elle en est la justification, presque le prétexte. C’est ce que proclament à la face du monde les frères Kouachi en sortant de Charlie Hebdo ; mais ce n’est pas ce que raconte Amedy Coulibaly dans les enregistrements dont on dispose. Il parle de géopolitique et des humiliations subies par les Musulmans. Pas par le prophète. On ne devient pas terroriste parce qu’il y a des blasphèmes. Et ceux qui disent aujourd’hui ou qui pensent « je ne suis pas Charlie » le font moins par religion que par ressentiment : ce qui fait écho, pour eux, c’est l’humiliation au quotidien. Et ceux qui leur demandent de crier « je suis Charlie », en les sommant de renier les terroristes, ne font que redoubler leur frustration et leur rage. Mais il faut ajouter que la liberté d’expression n’est pas forcément non plus la motivation première de ceux qui s’en revendiquent aujourd’hui. En 2012, Caroline Fourest avait annoncé qu’elle allait porter plainte contre les Y a bon Awards pour lui avoir décerné une banane d’or. Pourtant, n’avait-elle pas défendu le droit à l’humour sacrilège de Charlie Hebdo ? Manuel Valls, qui se mobilise aujourd’hui pour la liberté d’expression, n’a-t-il pas fait interdire, un an plus tôt, le spectacle de Dieudonné ? Dessin de Charb sur la Palestine en couverture de Charlie Hebdo Dessin de Charb sur la Palestine en couverture de Charlie Hebdo. C’est bien que nous considérons tous que la liberté d’expression n’est pas une valeur absolue, mais une valeur relative. Nous sommes d’accord pour l’appliquer ici – par exemple, en disant qu’il s’agit de religion –, mais pas là, en affirmant qu’il s’agit de racisme. Reste que les frontières sont discutables : où passe la frontière entre racisme et islamophobie ? Quand l’antijudaïsme, sans parler de l’antisionisme, verse-t-il dans l’antisémitisme ? D’où le risque constant de justifier l’exaspération de ceux qui dénoncent « deux poids, deux mesures ». Un article du Monde, relayant un point de vue parmi d’autres, titrait ceci : « La vraie question, ce n’est pas celle de la liberté d’expression, c’est celle du respect ». Qu’en pensez-vous ? Si, dans la vie quotidienne, dans l’espace public et sur la scène internationale, on respectait « les Musulmans » – catégorie fourre-tout qui dit bien le problème ! –, beaucoup plus rares seraient ceux qui se sentiraient humiliés lorsqu’on caricature le prophète. Le blasphème, c’est l’abcès de fixation de toutes les humiliations et de toutes les injustices, petites et grandes. Le droit au blasphème, que je revendique, et la liberté d’expression, essentielle pour ma pratique de sociologue engagé, retrouveraient alors tout leur sens. Propos recueillis par Séverine Cattiaux Éric Fassin est l’auteur de Gauche : l’avenir d’une désillusion (Textuel, 2014) et coauteur de Roms & riverains. Une politique municipale de la race (La Fabrique, 2014) Voir aussi son blog Mediapart et son compte Twitter. Mots-clés : Charlie Hebdo, demandeurs d'asile, Eric Fassin, liberté d'expression, minorités, néo-libéralisme, roms, sociologue Email this to someoneShare on FacebookShare on Google+Tweet about this on Twitter commentez lire les commentaires 503 visites | 4 réactions logos commentaires logos commentaires E-CHOS Blogs Place Gre'net in English La parole est @ vous Newsletter En Bref Un collectif isérois vient de signer une lettre ouverte pour le droit au logement Une vingtaine d'associations et de collectifs isérois ont cosigné une lettre ouve... Charlie Hebdo : le “numéro des survivants” victime de son succès Les exemplaires du dernier numéro de Charlie Hebdo, paru ce 14 janvier, soit une ... Center Parcs : les travaux arrêtés, les recours continuent… Malgré la suspension par la justice des travaux du Center Parcs à Roybon, les opp... 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Source : article Eric Fassin : “Le blasphème n'est qu'un prétexte” - Place Gre'net de PlaceGrenet


20/01/2015

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