Vigilance Isère Antifasciste

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Mythologie du discours frontiste (par Cécile Alduy)

Le Monde, 6 juillet 2013 : Mythologie du discours frontiste

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"Paroles, paroles, paroles..." Marine Le Pen aime chanter ce tube de Dalida pour dénoncer les promesses de vent de ses adversaires politiques. Pourtant, s'il est bien un parti qui, faute de mandat exécutif, existe avant tout comme discours, c'est le Front national. Car tout autant qu'un groupe politique, c'est un système de communication global – des hommes mais aussi des mots –, qui explique son succès.

Dès la fin des années 1970, les leaders du parti, s'inspirant du théoricien socialiste Antonio Gramsci, se lancent explicitement dans une bataille sémantique. Or un retour sur quarante ans de parole frontiste révèle une remarquable stabilité des structures profondes de ce discours extrême. Au-delà des effets de surface – néologismes et calembours du patriarche, humour policé de la fille –, ce sont les mêmes mythes ancestraux que propage le Front national depuis sa création en 1972 : décadence, nostalgie d'un âge d'or révolu, théorie du complot et appel au chef messianique trament un récit national d'une efficacité redoutable.

L'une des forces du frontisme est d'être une forme de discours qui fait immédiatement sens. La cohérence anthropologique de la vision du monde qu'il véhicule explique en partie la longévité politique et l'attractivité d'un parti dont le programme s'est pourtant fossilisé en 1978.

La cosmologie lepéniste est fondamentalement une eschatologie : la fin du monde, ou plutôt de la France, est annoncée à longueur d'années. Jean-Marie Le Pen est le prophète des visions apocalyptiques : barbarie, anarchie, fléaux, et "torrents de sang" émaillent ses textes. Marine Le Pen se contente de rationaliser le vocabulaire millénariste dont elle hérite. Plutôt que de "décadence" aux connotations moralisantes rébarbatives, elle opte pour un lexique socio-économique, mais c'est toujours la même thématique du déclin : "délitement", "dégradation", "disparition", et surtout "destruction", avec son lot de verbes sinistres – "casser", "fracasser", "saper", "violer". La violence surdétermine le discours lepéniste et structure les rapports humains, conformément à une vision hobbésienne de la société.

Le millénarisme appelle le messianisme : au terme de sa diatribe, le prophète se change en homme providentiel. Situé à l'intersection d'une volonté populaire et d'une vocation sacrificielle, le "chef" est investi d'une double légitimité, ascendante et descendante : miroir du peuple, dont il émane, il est aussi emblème de la France éternelle dont il incarne les valeurs. On est dans une logique du miroir, logique identitaire où l'on ne conçoit la représentation politique que sur le mode de la reproduction du même.

Ce récit mythologique a ses martyrs – Jeanne d'Arc, Jean-Marie Le Pen lui-même – et sa démonologie : "La bête à deux visages au nom étrange et inquiétant d'UMPS" (discours de Valmy, 2006), "le Bossu du Poitou" qu'était Raffarin pour le patriarche, le "Léviathan moderne" et le "Moloch" assoiffé de l'économie "ultralibérale" dans Pour que vive la France de Marine Le Pen (Jacques Grancher, 2012). La théorie du complot – d'abord socialo-communiste, sioniste, franc-maçonnique, puis mondialiste et européiste – complète la dramatisation du monde en un combat entre le Bien et le Mal.

Vivre l'Histoire comme une tragédie

Le Front national invite ses électeurs à vivre l'Histoire comme une tragédie où se jouent à chaque moment la vie et la mort de la nation et de l'individu. Cette menace imminente justifie une morale du sacrifice, de la discipline et un mouvement de "sursaut" et d'union nationale qui transcenderait les intérêts particuliers – autrement dit, une dépolitisation du combat politique envisagé non plus comme une confrontation entre partis et programmes, mais comme l'opposition essentialiste entre patriotes et anti-France, choix fermé et joué d'avance, qui construit en retour un autre mythe, celui des Français, classe restrictive, et de "la" France comme entité unifiée. Gloire et décadence alterneraient régulièrement à travers les siècles sans que jamais le cycle ne s'épuise – l'âge d'or étant relégué dans un passé immémorial, celui d'une France éternelle jamais datée ni actualisée.

On le voit, le mythe se construit sur les ruines de l'Histoire, niée comme processus de transformation. En ce sens, on peut affirmer que le projet frontiste est, dans ses structures profondes comme dans ses manifestations de surface, réactionnaire : "opposé au changement ou qui cherche à restaurer le passé".

Dans cette intrigue archétypale résonnent aussi bien les grands mythes bibliques (l'Eden, la Chute, le Sauveur) et antiques (gloire et décadence de Rome) que le synopsis obligé de tant d'oeuvres de science-fiction, de Batman à Incassable. Ces mythèmes transhistoriques ne sont pas propres au national-populisme, et c'est bien là leur force. Au fil des ans s'y sont même greffés des mythes de gauche : le peuple et la république des justes, vertueuse et laïque. L'avantage rhétorique de ce récit matriciel est qu'il ne se démode jamais et parle à tous une langue commune, car profondément ancrée dans l'imaginaire collectif.

Le discours lepéniste se construit ainsi sur une série de paradoxes. Il ne cesse de convoquer l'histoire de France, mais la dépouille de sa dynamique proprement historique. C'est un discours anxiogène qui pourtant rassure, car il valide un sentiment de déclassement individuel et le transcende en destin collectif, dont l'issue sera une fierté retrouvée. C'est aussi une parole excluante qui crée du lien et un sentiment d'appartenance d'autant plus fort qu'il est vendu comme exclusif. Ces mythes ne sauraient être balayés du revers de la main : ils créent une "communauté imaginaire" (autre nom de la nation, selon le professeur de relations internationales Benedict Anderson), où le langage offre un capital identitaire compensatoire là où l'action politique n'offre que peu d'espoir. Marine Le Pen tient-elle un autre discours ? Si peu. Sa grande force est de s'appuyer en filigrane sur ces structures mythologiques profondes qui font écho aux fondamentaux historiques du Front national tout en normalisant et en sécularisant son discours pour gagner une crédibilité pragmatique.

Ne pas parler de l'immigration, ou le moins possible

Du point de vue des thèmes, elle a compris tout l'avantage qu'elle pouvait tirer à ne pas parler de l'immigration, ou le moins possible : depuis au moins 2007, la droite traditionnelle et les caciques du Front national s'en chargent pour elle, et elle peut avancer un nouveau marqueur politique original, le mondialisme, facteur explicatif global bien plus puissant et rassembleur qui l'exonère des accusations de xénophobie que la thématique migratoire ne manque pas de provoquer.

Elle bénéficie alors de la comparaison implicite avec son père, avec qui elle se partage l'espace sémiotique du Front national. Au patriarche, l'histoire de France, le discours identitaire traditionnel et la rengaine contre l'immigration ; à la fille, le diagnostic économique, la projection dans le futur et le discours identitaire républicain axé sur des valeurs consensuelles : laïcité, défense des services publics ou de l'emploi industriel.

On aurait donc tort de se réjouir de la régression quantitative du thème migratoire dans la parole frontiste (dans son livre-programme de 2012, il n'est plus qu'à la neuvième place dans la hiérarchie des maux français). Cette chute signale à l'inverse une victoire sur le plan de la bataille des idées, tant le thème envahit parallèlement le débat public. L'électorat français a été largement inoculé par les problématiques du Front national : de brèves piqûres de rappel suffisent.

Marine Le Pen peut donc aller à la conquête de nouveaux électorats, ce qui suppose un changement de stratégie oratoire. Il lui faut une légitimité d'action, non de parole : une crédibilité fondée sur une compétence pratique et une expertise théorique. Dans son dernier livre, le "faire" vient donc avant le "devoir" et les "principes" chers à son père. Elle parle de dette, de libre-échange, de banques, de profit, de monnaie, de PIB, quand son père se référait à des concepts abstraits qui étaient autant de valeurs morales : famille, liberté, droit, sécurité, loi, justice.

L'enjeu pour Marine est de naviguer sur une ligne de crête entre distinction et normalisation du discours : de s'exprimer dans un style suffisamment original pour confirmer sa position antisystème tout en étant audible pour les nouveaux publics à qui elle entend prouver qu'elle représente une alternative plausible. Il lui faut donc montrer les signes, c'est-à-dire le style, d'une offre politique sérieuse, tout en préservant sa singularité.

D'où ce mélange de langue technocratique et d'éloquence de prédicateur. D'où aussi la superposition de trames narratives venant de discours hétérogènes : une mythologie empruntée à son père et à l'extrême droite conservatrice, mais laïcisée et dépouillée de son ton moralisateur, et un bricolage de citations empruntées à toutes sortes de cautions intellectuelles. Dans son livre de 2012 défile tout un panthéon : intellectuels (Rosanvallon, Gauchet, Badinter, Halimi, Todd), universitaires, économistes, figures historiques (Roosevelt, Mendès France). Elle y cite Marx, et non Maurras. Le mythe se technocratise et gagne en légitimité intellectuelle.

C'est toujours la France d'avant qu'elle appelle de ses voeux, mais son talent est de porter un projet de retour au passé dans une forme elle-même modernisée. Mais qu'on ne s'y trompe pas : ce nouveau style ne s'accompagne d'aucune inflexion idéologique. Les jeux de mots douteux ont disparu, mais l'ambigüité est peut-être plus perverse, car subreptice. Et le programme, lui, n'a pas changé.

Le défi que représente le discours frontiste réside ainsi autant dans sa forme que dans le contenu de son offre politique : car comment apporter une réponse politique à un imaginaire ? Ce qui est certain, c'est qu'un parti qui parviendra à marier récit collectif porteur et gages de compétence gouvernementale, légitimité morale et autorité savante, sera une force diablement difficile à contrer.



08/07/2013

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