Vigilance Isère Antifasciste

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Qui a peur des immigrés ? entretien avec Gérard Noiriel

Dans Siné-Mensuel, le 3 septembre 2012 :

Gérard Noiriel – Qui a peur des immigrés ?


 

Gérard Noiriel, historien et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), s’est spécialisé dans l’histoire de l’immigration en France. Pour lui, son travail de chercheur ne débouche pas sur l’expertise, mais son rôle se situe plutôt dans la transmission de connaissances et d’outils pour que les citoyens puissent juger par eux-mêmes. Une chose est sûre, les immigrés, qui rapportent plus de 12 milliards d’euros par an, sont une chance pour la France.

 

François Hollande vient d’être élu, quelles sont les premières mesures à prendre en matière d’immigration ?

Je me refuse à jouer les experts en matière d’immigration. C’est une position que je tiens depuis vingt ans. Cela étant dit, on constate l’aggravation des lois à l’égard des étrangers vivant en France. Une logique qui a commencé dès 2007, voire avant – on pourrait remonter à Pasqua. La démocratie, pour certains, c’est exploiter des fantasmes, des préjugés. Claude Lévi-Strauss, l’anthropologue, a montré que dans toutes les sociétés, quels que soient le pays et l’époque, existe une forme de raisonnement qui consiste à se considérer supérieur aux étrangers. Mais on ne peut pas mettre sur le même plan le type déclassé qui dit que c’est la faute aux étrangers et le responsable politique qui euphémise les discours. Ainsi, en disant « communautarisme », on sait ce que ça va toucher dans le cerveau de certaines personnes. Pas besoin de dire « à bas les Arabes ». Dans les années 1930, il n’y avait pas ce matraquage médiatique, donc il fallait nommer un chat un chat, un Juif un Juif, etc. C’est une responsabilité majeure des politiques, des journalistes, de tous ceux qui ont un accès à l’espace public que d’empêcher d’exploiter ces ressorts.

 

Le droit de vote des étrangers aux municipales est une des promesses du nouveau président, comme en 1981 avec François Mitterrand. Qu’en pensez-vous ?

En 1981, on nous avait dit que cette promesse n’avait pu être tenue parce que le Sénat était à droite et qu’il fallait son autorisation. Depuis peu, le Sénat est passé à gauche. Si l’Assemblée passe à gauche, il n’y aura plus d’excuses.

 

La gauche n’est pas dénuée d’ambiguïté.

Je ne mets pas sur un même plan droite et gauche. C’est une tendance que je trouve dangereuse. La question de l’immigration différencie les deux camps. Il y a des différences et on les retrouve à toutes les époques. D’un côté, ce que j’appelle la droite nationale sécuritaire : sécurité et question nationale. De l’autre, la gauche social-humanitaire. Cela remonte à l’affaire Dreyfus.

Mais c’est vrai que la logique d’État transcende les partis politiques. Les étrangers n’ont pas les mêmes droits que les nationaux, le droit d’exclusion est inscrit dans la Constitution.

 

Vous êtes très sévère avec les journalistes…

Les politiques ne sont pas les seuls responsables. Les journalistes aussi. Ils n’ont cessé de répéter des choses qui ont été démenties. Par exemple, sur la question de l’envahissement des étrangers : la France est aujourd’hui au douzième rang européen pour le nombre d’étrangers. Il n’y a jamais eu de période aussi longue sans recrutement d’immigrants.

Après la sortie de mon livre Le Creuset français (1988), les journalistes me disaient : « Le seul problème dans ce livre, c’est qu’il ne montre pas assez les dangers de l’islam. » À ce moment-là, j’ai préféré prendre du recul et ne plus répondre aux questions. Ils ont cherché d’autres interlocuteurs… Des spécialistes de l’islam s’improvisaient spécialistes de l’immigration. Le pire, ce sont les télés. Sauf peut-être Arte. Dans la presse écrite, c’est très variable… Quand Libé met en une une femme voilée, il le fait pour faire monter ses ventes. Je me souviens d’une discussion avec des journalistes qui me disaient : « Vous avez peut-être raison, mais si on ne dit pas que l’islam est un problème, on va se faire engueuler par le chef de service. » C’est contradictoire avec la logique des sciences sociales qui est de dédramatiser, d’aller voir le banal, le quotidien. Certains dans le monde universitaire jouent également ce jeu-là.

On dit que la presse a de plus en plus de liberté, qu’on a de plus en plus de chaînes, mais ils racontent tous la même chose. Ça ne cesse de m’étonner. Déjà, à la fin du xixsiècle, c’était le grand drame des républicains qui avaient voté la loi sur la liberté de la presse, en 1881. Ils étaient persuadés – c’était l’esprit des Lumières – que ça permettrait de diversifier les points de vue, d’améliorer la démocratie. Et puis, ils ont vu ces phénomènes de commercialisation se mettre en place et polluer toute la vie démocratique. L’immigration s’y prête particulièrement évidemment, parce que le « nous, Français » n’existe que par une opposition à « eux ». Une identité ne se construit que par opposition à l’autre. Les immigrés ne demandent pas qu’on parle d’eux, mais qu’on leur foute la paix… Je ne parle d’ailleurs jamais d’immigrés, mais d’immigrants. Ils ne sont pas à l’initiative des lois contre eux ! C’est toujours les Français qui viennent les montrer du doigt en disant : « Ils nous posent problème. »

 

La France n’est plus un pays d’immigration ?

Quand j’ai écrit Le Creuset français, la France était vraiment le premier pays d’Europe (même devant les États-Unis, proportionnellement) dans l’apport de l’immigration au xxe siècle. Aujourd’hui, la situation n’est plus la même parce que c’est à ce moment-là que les choses ont été bloquées avec, notamment, le thème de l’immigration zéro. Pour dire les choses plus précisément, l’artifice statistique qui a été construit, contre lequel on est nombreux à s’être battus, c’est que le droit français distinguait étrangers et nationaux. L’Ined(1) a introduit la catégorie « immigrés ». Près de la moitié des immigrés sont français, donc c’est une catégorie qui discrimine sur l’origine. Cela permet de dire qu’il y a 5 millions d’immigrés. En réalité, on constate une diminution d’étrangers par rapport aux anciens recensements.

Une étude récente montre que l’immigration est bénéfique. Et cela a été démontré pour tous les pays. On ne connaît pas une seule nation au monde où des communautés d’immigrants auraient pu constituer une menace sérieuse pour l’État. Le risque du communautarisme est un pur fantasme.

 

Ce terme, immigration, il arrive quand ?

Je l’ai daté précisément. Le 17 juin 1881, quand les troupes françaises qui rentrent de Tunisie, d’où elles ont chassé les Italiens, arrivent à Marseille, la municipalité pavoise et on demande aux badauds d’applaudir. La Marseillaise est sifflée. Cela vient du local associatif des immigrants italiens de Marseille. Commence alors une chasse à l’homme et le début d’un discours sur le thème « l’immigration est un problème ». C’est aussi l’époque où les pays neufs comme les États-Unis, l’Argentine, le Brésil, commencent à fermer leurs frontières. Aux États-Unis, c’est le Chinese Exclusion Act, qui vise à instaurer des quotas. Donc c’est bien un jeu international, mais la France joue d’emblée un rôle prépondérant parce qu’elle est, à l’époque, le seul pays européen d’immigration. C’est dans ce contexte qu’arrive le mot « immigration ». Quant au mot « immigré », il apparaît dans les années 1930. À la source de ce mot, le Parti communiste, qui l’utilise avec le mot « travailleur ». Cette expression resurgit en 1968 où elle est utilisée par l’extrême gauche qui exprime sa solidarité avec les « travailleurs immigrés ». Lors de l’émergence du Front national, dans les années 1980, le mot « travailleur » disparaît. En quelques années, on oublie « travailleur », on ne garde que « immigré ». Ce qui ne veut rien dire. On va dire « les immigrés posent problème ». Ça correspond aussi au passage de la première à la deuxième génération. Et là, la gauche a une responsabilité majeure. Après la victoire de ­Mitterrand, en 1981, des grèves importantes ont lieu dans l’automobile. C’est l’exacte répétition de 1936 : la victoire de la gauche et puis des grèves. Parce que la gauche au pouvoir a fait naître un espoir chez les ouvriers. Sauf que là, ce sont surtout des travailleurs immigrés – puisque ce sont les plus exploités – qui luttent. Le Premier ministre Mauroy, au lieu de légitimer le mouvement social, comme l’avait fait Léon Blum en 1936, cautionne ce qui a été matraqué par la télé en disant que c’est piloté en sous-main par l’ayatollah Khomeyni. Cela contribue à casser ce mouvement. Du coup, la première génération de travailleurs immigrés disparaît. En même temps a lieu la Marche pour l’égalité, qu’on appellera « la marche des Beurs », qui déplace l’attention vers la deuxième génération. La question de l’immigration évolue alors vers une fausse question puisque ces jeunes sont français. Jusque-là, même les nationalistes ne mettaient jamais l’accent sur la deuxième génération. Les médias conjuguent les deux, et à partir de ce moment, on stigmatise les jeunes issus de l’immigration.

 

Autre chose qui frappe quand on vous écoute, c’est que la France ne connaît pas son histoire en cette matière.

Oui. Aujourd’hui encore, quand je dis que la France dans les années 1930 a le taux d’immigration le plus fort au monde, bien peu de gens veulent le croire. Les choses ont malgré tout beaucoup changé par rapport à il y a vingt ans. Aujourd’hui, le fait que la France soit un vieux pays d’immigration est admis beaucoup plus facilement, et donc les enjeux se déplacent. Pourquoi, par exemple, Nicolas Sarkozy n’a pas inauguré la Cité de l’immigration quand il était président ? Il aurait quand même pu le faire puisqu’il se dit issu de l’immigration  !

 

Que laisse Sarkozy en héritage?

L’usage systématique de la loi, c’est-à-dire l’instrumentalisation par le fait de la loi pour satisfaire les fantasmes sécuritaires liés à des questions d’actualité. Entre le début des années 1950 et les années 1970, on avait une très forte immigration et pas de loi. Les immigrants arrivaient et n’avaient pas de papiers. Les patrons les faisaient venir et puis ils régularisaient après, parfois au bout d’un an. Non seulement les lois sont de plus en plus dures, mais en même temps on donne au préfet la capacité de contourner la législation par des appréciations personnelles. Et la question des expulsions a été quantifiée, ça devient des objectifs chiffrés. C’est à cette période que nous autres historiens nous avons quitté la Cité de l’immigration. On était quand même huit à démissionner d’un conseil scientifique, c’était du jamais-vu, c’est pour ça que ça a eu un certain impact. C’est extraordinaire qu’un État démocratique inscrive « identité nationale » dans l’intitulé d’un ministère. Quand on sait qu’en France l’expression vient du Front national, ce n’est pas neutre. Dans le même temps, on fait un regroupement de services scandaleux, ainsi le droit d’asile dépend du ministère de l’Intérieur. C’était le cas dans les années 1930, mais ça avait été supprimé en 1945 parce que, sous Vichy, beaucoup de réfugiés avaient été livrés aux nazis par la police.

 

On est revenu aux années 1930 ?

À Tours, une association de défense de sans-papiers avait parlé dans un tract de « rafles », comparant avec Vichy, parce qu’on met des enfants dans des camps de rétention. Un procès est en cours. Pour injure ou diffamation, intenté par… Hortefeux. Ça aussi, c’est une différence du mandat Sarkozy : la logique du procès pour intimider les gens qui résistaient à cette politique.

 

Pensez-vous que Hollande aura les moyens de faire machine arrière ?

On peut imaginer quand même que cette politique du chiffre, d’expulsions, des camps de rétention s’arrête. Si ça ne se fait pas très rapidement, je pense que les forces qui ont soutenu la gauche vont monter au créneau.

 

Combien y a-t-il d’immigrants en France aujourd’hui ?

On a les chiffres précis d’étrangers et d’immigrés. Les étrangers, ce sont des personnes qui n’ont pas la nationalité française. Ça doit être autour de 3 millions. Et puis il y a les immigrés, au sens administratif du terme, des gens qui ne sont pas nés en France mais qui peuvent être français, et là c’est un peu plus de 5 millions.

 

Donc vous êtes français depuis trois générations mais on vous compte comme immigré !

Ça arrive, oui ! On comprend bien l’utilité de cette nouvelle catégorie pour tous ceux qui font de la xénophobie leur fonds de commerce.

 

Le stéréotype de l’immigrant aujourd’hui, c’est quoi ?

Les choses ont évolué mais certaines structures restent comparables. À la fin du xixe siècle, les Noirs étaient appelés systématiquement « Chocolat » ou « Bamboula » et ça ne posait aucun problème de conscience. Ce qui perdure, c’est qu’on assigne des places à des personnes. Aujourd’hui encore, les Noirs sont valorisés s’ils sont sportifs, chanteurs ou humoristes, comme Omar Sy, par exemple. Mais combien sont présents dans les fonctions politiques, intellectuelles ou culturelles ? C’est une question qu’on va retrouver pour les femmes ou pour les gens issus d’autres immigrations, maghrébine notamment.

 

À quoi ressemblerait la France sans immigrants ?

Si on appliquait les lois Sarkozy – maintenant il faut parler français pour venir en France –, il y aurait à peu près 15 millions de Français en moins. Parce qu’on estime qu’un tiers des habitants qui vivent en France aujourd’hui est issu de l’immigration pour peu qu’on remonte sur trois générations. Évidemment, la quasi-totalité, sauf une petite élite intellectuelle, ne parlait pas le français en arrivant. Les mouvements de population sont la base des civilisations depuis l’homme de Neandertal. Ces logiques-là sont vraiment contre nature et contre-productives à tous les points de vue.

Propos recueillis par la rédaction
Illustration : Étienne Delessert

(1) Institut national des études démographiques.

 



14/11/2012

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