Corcuff

TRIBUNE dans Rue89 08/12/2014

Christophe Guilluy et Laurent Joffrin : des néocons’ de gauche

Philippe Corcuff | Sociologue, libertaire, altermondialiste

Un néoconservatisme xénophobe, sexiste, homophobe et nationaliste constitue aujourd’hui un terreau culturel ayant le vent en poupe. Ce qui s’avère favorable à la progression électorale de l’extrême droite. On y décèle :

• un pôle antisémite avec la figure du «  politiquement incorrect  » de salon pour Internet, Alain Soral,
• et un pôle islamophobe et négrophobe, avec un faux rebelle comme un poisson dans l’eau dans l’establishment médiatique, à destination de retraités druckerisés, Eric Zemmour.

Une analyse des discours de Soral et de Zemmour permet de commencer à dessiner les traits transversaux principaux de la nouvelle idéologie conservatrice française, par-delà la diversité réelle des points de vue et leurs contradictions  :

• l’obsession de «  l’identité  », dans une mythologie voyant s’affronter des identités menaçantes (par exemple, «  musulmane  » ou «  juive  », ou plus globalement «  le multiculturalisme  » ou «  les communautarismes  ») et une visée de restauration d’une identité nationale «  pure et originelle  » fantasmée  ;
• l’opposition entre «  le social  » (du côté du «  vrai peuple  ») et le «  sociétal  » (du côté des «  bobos  » – dénomination incontrôlée et extensible à souhait  : une institutrice défendant des enfants sans papiers au sein du Réseau d’éducation sans frontières peut être stigmatisée comme «  bobo  » et un patron de province peut parler au nom du «  vrai peuple  »)  ;
• la purification du «  vrai peuple  » de ses éléments supposés allogènes, la liste variant en fonction des auteurs  : les Arabes et les musulmans, les Noirs, les juifs, les Roms, les gays et les lesbiennes, les femmes en général et les femmes voilées en particulier  ; une vision fantaisiste donc d’un «  vrai peuple  » homogène du point de vue culturel, voire ethnique et religieux  ;
• un «  vrai peuple  » nécessairement national et français opposé à l’Europe et au «  mondialisme  », diabolisés dans une logique nationaliste.

Galimatias légitimé par des figures de gauche

Malheureusement, dans le confusionnisme de l’époque, des figures situées à gauche participent, sous des formes soft, à doter de légitimité une partie de ce galimatias. C’est notamment le cas de Christophe Guilluy et de Laurent Joffrin.

Christophe Guilluy, consultant auprès de collectivités locales et d’organismes publics, se présente comme «  géographe  », bien qu’il avoue à la journaliste Cécile Daumas dans Libération qu’il n’a pas soutenu de thèse en géographie. Il avait pourtant plutôt bien commencé en publiant en 2004 avec Christophe Noyé un «  Atlas des nouvelles fractures sociales en France  » (Editions Autrement). Il y montrait que l’on pouvait produire, de manière artisanale et en dehors des cadres universitaires, de nouveaux éclairages heuristiques sur les couches populaires et moyennes dans les territoires périurbains.
Puis, en particulier avec la publication en 2010 de «  Fractures françaises  » (François Bourin éditeur  ; réédition chez Flammarion, collection Champs-essais, en 2013), la grosse tête lui est venue et, de lecture complémentaire des évolutions sociales, le thème de «  la France périphérique  » a été transformé en mode de lecture principal, voire exclusif, de réalités plus contrastées, comme l’ont mis en évidence les chercheurs Eric Charmes ou Violaine Girard et Jean Rivière.

Approximations et amalgames

Dès « Fractures françaises », Guilluy d’artisan intéressant s’est ainsi mué en idéologue généralisant à outrance, en truffant ses analyses :

• d’approximations transformées en vérités uniformes et intangibles (« la nouvelle géographie sociale structure chaque jour davantage les discours politiques et contribue à remodeler en profondeur la carte électorale ») ;
• de thèses paradoxales en contradiction avec nombre de données disponibles (les banlieues à fortes populations immigrées et d’origine immigrée appréhendées comme « au cœur de la dynamique de mondialisation des métropoles », contrairement au périurbain abandonné par cette mondialisation),
• d’amalgames (association nécessaire de « la mondialisation libérale » et du « multiculturalisme ») ;
• et de positionnements politiques troubles (la thématique obsédante de « l’insécurité culturelle » et la dévalorisation corrélative de « la mixité » et du « métissage »).

Pointant justement le mépris de classe porté par certains discours élitistes stigmatisant uniformément les catégories populaires pour leur racisme supposé, Guilluy en vient à relativiser, voire à banaliser dangereusement, le racisme. Et les populations issues de l’immigration tendent à être extraites, par un tour de passe-passe rhétorique, du « peuple  » nouveau de Guilluy  !
Se soustrayant à la rigueur méthodologique des sciences sociales contemporaines et surtout à ce que l’on nomme «  les contrôles croisés  » propres à la discussion scientifique (on voit plus facilement la paille dans l’œil des chercheurs concurrents que la poutre dans le sien), il peut partir en vrille sans rencontrer de bornes critiques.

Refus de confrontation

Gonflé publiquement par ses succès éditoriaux et peut-être sensible intimement à ses défaillances intellectuelles, il refuse même de se confronter avec des géographes et des sociologues universitaires ou du CNRS quand Libération le lui propose, sous prétexte qu’il s’agirait… d’«  idéologues  ». Esquive ridicule pour quelqu’un devenu justement de plus en plus un idéologue, s’éloignant de la modestie du savant ou de l’artisan  !
Il est pleinement légitime d’écrire un pamphlet politique prenant appui sur des connaissances scientifiques afin d’alimenter le débat citoyen, sans pour autant vouloir le faire passer pour «  la vraie vérité  » et «  la vraie réalité  » du point de vue de la Science  !
Mettant en cause sans nuance dans «  La France périphérique  » les classements territoriaux effectués par l’Insee, Guilluy oublie que si ses propres découpages statistiques sur une base géographique permettent de mettre en évidence des réalités mal perçues spontanément, ils ont aussi un effet homogénéisateur sur les territoires concernés, en charriant une représentation globalisante écrasant les différences.
C’est pourquoi les recherches en sciences sociales rééquilibrent souvent l’effet des outils statistiques par des méthodes qualitatives (par exemple des monographies détaillées de communes ou de quartiers). Il faut rappeler que la réflexivité, comme le fait de se retourner sur les limites engagées par l’usage de telle ou telle méthode ou tel ou tel concept, est devenue un instrument de vigilance intellectuelle de plus en plus usité, mais méconnu par Guilluy.

Des généralisations appréciées des journalistes et des politiques

Il peut également confondre les communes périurbaines demeurant encore dans la zone d’attraction des métropoles et les communes «  périphériques  » les plus éloignées. Les deux derniers livres de Guilluy nous apprennent aussi peu de choses sur les mobilités résidentielles (dans les deux sens) des ménages et des personnes, à différents moments de leur vie, entre ce qu’il appelle grossièrement «  la France métropolitaine  » et « la France périphérique ». Son propos laisse alors entendre que la dite périphérie serait habitée par une population quasiment fixe.
Ce ne sont que quelques exemples des écueils rencontrés par ses analyses. Cependant tant les professionnels de la politique, les technocrates que les journalistes sont fréquemment avides de telles «  vérités  » simples et unilatérales, de généralisations hâtives et abusives, susceptibles de déboucher sur des «  solutions  » manichéennes ou simplement des discours démagogiques potentiellement mobilisateurs. Ce qui a permis à Guilluy d’avoir eu à la fois l’oreille du réseau de la Gauche populaire dans l’orbite du Parti socialiste et de Nicolas Sarkozy.
Se revendiquant «  de gauche  », Guilluy flirte avec des thèmes néoconservateurs et les alimente même indirectement à travers des lecteurs bienveillants comme Eric Zemmour, Alain Soral ou Florian Philippot.
Dans «  Fractures françaises  », il nageait dans un paradoxe. D’une part, il regrettait l’évacuation de «  la question sociale  » au profit de «  la racialisation des rapports sociaux  ». D’autre part, son analyse l’emportait à maintes reprises vers une ethnicisation négative des problèmes, à travers le portrait caricatural d’«  une société multiculturelle et multiethnique  » qui «  tend à imposer mécaniquement aux individus des identités ethniques  ».
Dans «  La France périphérique  », il se déplace davantage vers l’ethnicisation. L’usage du «  et  » met social et ethnique sur le même plan, avec des expressions telles que «  la fracture sociale et culturelle  » ou «  l’insécurité sociale et culturelle  ». L’adversaire désigné est lui-même bicéphale  : le «  modèle multiculturel et mondialisé  ».
Guilluy accentue d’ailleurs, par rapport à «  Fractures françaises  », l’interprétation extravagante de «  banlieues intégrées  » à la mondialisation capitaliste, à cause de l’émergence d’«  une petite bourgeoisie issue de l’immigration maghrébine et africaine  » (les salauds, ils profitent vraiment  !), par rapport au périurbain marginalisé (dont les bourgeois et petits-bourgeois blancs comme les ouvriers de couleur semblent absents  !).

Vers la thèse du « grand remplacement »

Et puis, à certains moments, «  la question ethnoculturelle  » prend même le pas  : «  la question identitaire est aujourd’hui centrale pour les habitants qui se perçoivent comme les perdants de la société multiculturelle  », écrit-il. Jusqu’à flirter avec des thématiques du néoconservatisme xénophobe et sexiste  : «  l’idéologie du métissage, de l’ouverture des frontières  », la prétendue « théorie du genre », « l’islamisation des banlieues », «  une forme de défrancisation des jeunes juifs  », des «  nouvelles classes populaires  » qui seraient «  marginalisées culturellement  »…
Et, cerise malodorante sur ce gâteau néoconservateur, un tropisme vers la thèse d’extrême droite du «  grand remplacement  »  : «  la question de la substitution de populations  » et le «  risque d’être minoritaires  » (dans le fameux «  chez soi  » uniforme, fermé et éternel  ?)  ! Tout cela saupoudré de références à «  l’insécurité culturelle  », c’est-à-dire à la menace que ferait peser sur une identité française vue comme compacte et stable dans le temps un islam tout aussi homogène.
Ce fatras idéologique présenté comme «  la réalité  » ne se réfère pas à des données empiriques rigoureusement construites, mais fonctionne plutôt par des sauts successifs de généralisations incontrôlées, parfois à partir de chiffres ou d’observations aux significations beaucoup plus localisées, parfois à partir de la seule évidence de préjugés.
Il s’oppose d’ailleurs à la façon dont sociologues, historiens, ethnologues ou linguistes analysent largement, en France et dans le monde, depuis une quarantaine d’années les identités et les cultures comme des réalités composites et hybrides en mouvement et en interaction entre elles, contre les visions dites «  culturalistes  » prégnantes antérieurement et dont Guilluy semble encore s’inspirer.

Un produit frelaté

Et puis, en tant que consultant de collectivités locales du périurbain, Guilluy n’oublie pas le côté marketing de son activité, en consacrant 45 pages à une solution miracle  : «  le village  » doté d’«  une logique anthropologique universelle  »… Pour Guilluy, c’était vraiment mieux avant  !
Au bout du compte, grâce à son sous-titre («  Comment on a sacrifié les classes populaires  »), lorgnant du côté de la gauche de la gauche et de la dénonciation du néolibéralisme, Guilluy propose un produit frelaté mais apparemment sympathique aux légitimes déçus de la gauche. Le quotidien Libération a aussi apporté sa petite pierre à cet édifice, en lui consacrant le 17 septembre 2014 sa Une et cinq pages.
Comment le principal quotidien de gauche en France a-t-il pu valoriser un livre si médiocre intellectuellement et si proche politiquement des thèses néoconservatrices, après avoir mis jadis Pierre Bourdieu à sa Une  ?
Reconnaissons d’abord que les journalistes de Libération (Jonathan Bouchet-Petersen, Cécile Daumas, Pascale Nivelle, Charlotte Rotman et Anastasia Vécrin) ont fait sérieusement leur travail en proposant des vues critiques de l’ouvrage. Le problème est du côté de la direction du quotidien, avec le titre de Une  : «  Classes populaires : le livre qui accuse la gauche  ».

Les rengaines de Joffrin

Ce qui est renforcé par l’éditorial globalement élogieux de Laurent Joffrin, intitulé «  Œillères  ». «  Voilà un livre que toute la gauche doit lire d’urgence  », commence-t-il. Car Guilluy nous permettrait de nous «  colleter sans œillères ni préjugés bien-pensants avec cette réalité d’évidence  », nous révèlerait quelque chose d’«  indiscutable  » (heureusement pour Libération que ses journalistes, contrairement à leur directeur de rédaction, l’ont discuté  !). Il conclut en se répétant de manière lourdingue  :
« Il y a là un examen de conscience politique et culturel à ouvrir, loin des conformismes et des pensées automatiques. »
Selon le mécanisme de la tyrannie du « politiquement incorrect », que je me suis efforcé de démonter dans « Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard », ce n’est pas la correspondance avec l’observation rigoureuse des nuances du réel qui assure « la vérité » d’une assertion, ni son adéquation avec des critères d’émancipation, c’est uniquement le fait de prendre le contre-pied de ce qui est présenté comme « politiquement correct ». Ainsi va la légèreté argumentative de la rebellitude actuelle…
Joffrin ne se prive pas, non plus, d’entonner à sa façon la chansonnette néoconservatrice qui traverse l’espace politico-intellectuel, de Guilluy à Soral et Marine Le Pen, en passant par Zemmour :
« Les bobos accueillent avec faveur les signes culturels – mélangés, cosmopolites, métissés – liés à la mondialisation. La France périphérique beaucoup moins bien. »
Joffrin manifeste toutefois un zeste de prudence quand il parle « des leçons politiques inquiétantes » que Guilluy tire de ses thèses. Adepte de circonvolutions jésuitiques, Joffrin ânonne un néoconservatisme d’extrême centre : craint-il de perdre une position centrale dans le jeu politico-médiatique ? Il est intéressant de noter que le même Laurent Joffrin a été un des promoteurs de l’émission télévisée de février 1984 « Vive la crise », présentée par Yves Montand et à la gloire du capitalisme néolibéral. C’était le moment « libéral-libertaire » (« libéral » sur le plan économique et « libertaire » sur le plan des mœurs) de « Libération », célébré par son patron de l’époque Serge July !
Par ailleurs, en 1987, après le mouvement étudiant de 1986, Joffrin a publié un livre intitulé « Un coup de jeune. Portrait d’une génération morale » (Arléa). Il s’y enchantait d’une « nouvelle » génération remplaçant le « vieux » social par la morale et les droits de l’homme… Du « bobo-sociétal-métissé » pourrait-il stigmatiser aujourd’hui !

Le sens du vent

Les « libéraux-libertaires » d’hier sont-ils en train de devenir les néocons’ d’aujourd’hui ? En tout cas Joffrin, girouette politico-idéologique, apparaît comme un bon indicateur du sens du vent… Et certains épigones de Don Quichotte, sans le panache du héros de Cervantes, continuent pourtant à combattre les moulins à vent « libéraux-libertaires », alors que se profile plutôt avec les Sarko/Valls un ordre néolibéral, sécuritaire et moral, à tonalités xénophobes…
Joffrin apparaît d’ailleurs assez complaisant avec la politique menée par Manuel Valls, en se contentant d’en critiquer parfois certains « excès ». Il est cependant possible, à rebours de ces pantalonnades successives, de lutter contre le capitalisme néolibéral et le néoconservatisme, le mépris social à l’égard des classes populaires et le racisme, en associant le social et le « sociétal » dans la perspective d’une émancipation individuelle et collective. Cela a pu s’appeler la gauche… et cela s’appellera la gauche ?