En finir avec l’empire, réinventer la République, refaire société : les vraies réponses au terrorisme
18 novembre 2015 / Christophe Bonneuil
Les dirigeants politiques n’ont que la rhétorique guerrière à opposer à la violence djihadiste. En se focalisant sur les symptômes, ils manquent les causes profondes de notre vulnérabilité. À rebours des « logiques impériales, verticales et autoritaires », il faut « renforcer l’immunité horizontale, la soif de liberté et le pouvoir d’agir citoyen ».
Christophe Bonneuil est historien, coauteur de L’événement anthropocène (Seuil, 2013) et de Crimes climatiques stop ! (Seuil, 2015).
« Nous sommes en guerre », nous dit-on. Mais qui peut se reconnaître dans ce « nous » des djihadistes ou dans ce « nous » de nos dirigeants ? Qui peut croire, après 25 ans d’intervention et de chaos, qu’envoyer hors-cadre des Nations unies plus de bombes au Moyen-Orient constitue la solution pour défendre notre démocratie ?
La guerre qu’on nous impose voit l’affrontement d’un intégrisme religieux (Daech…) ou identitaire (contre « les étrangers »…) et de l’autoritarisme de marché d’une oligarchie cosmopolite qui utilise l’épouvantail du terrorisme pour consolider un capitalisme financier post-démocratique via des dispositifs toujours plus sécuritaires et impériaux. Au lieu d’une VIe République plus démocratique et participative, on nous impose la constitutionnalisation d’un ordre sécuritaire, qui vise aujourd’hui les terroristes, mais, demain, les militants sociaux et syndicaux luttant contre les injustices sociales.
Surenchère sécuritaire et liberticide
Cette guerre-là n’est pas notre guerre. Notre combat est le combat permanent des forces de vie et de régénération contre les forces mortifères, de l’humanité contre l’inhumanité et l’oppression. Notre lutte pour une France solidaire dans un monde solidaire requiert de mettre en échec toute propagation de l’horreur (terrorisme intégriste) mais aussi tout gouvernement par la peur. Pour défendre l’idéal républicain de liberté et d’égalité, il nous faut donc aussi refuser la stratégie du choc de l’oligarchie, qui joue depuis les Bush la carte de la surenchère sécuritaire et liberticide ; résister au césarisme des nouveaux GI Joe que sont Hollande, Valls, Sarkozy ou Le Pen. Au soir des attentats de juillet 2011, le premier ministre norvégien Stollenberg avait déclaré : « Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance. » On aurait aimé une telle hauteur de vue de la part de nos leaders politiques français, qui préfèrent se rêver en empereurs et sauveurs autoproclamés de la nation !
Les causes profondes de la vulnérabilité de notre pays aux actes terroristes de Daech sont connues. En premier lieu, la tutelle impérialiste (coloniale puis néocoloniale) des puissances occidentales sur le Moyen-Orient et la déstabilisation depuis des décennies de tout régime non inféodé aux intérêts pétroliers occidentaux, qui, ajoutée aux exactions israéliennes dans les territoires occupés, génèrent un ressentiment permanent dans le monde arabe. Deuxièmement, le changement climatique en cours dégrade déjà la situation sociale, migratoire et géopolitique d’une bande territoriale qui va de Nouakchott à Islamabad : en témoignent le drame du Darfour, les conflits au Mali, Boko Haram ou l’exode de centaines de milliers de paysans ruinés par les sècheresses de 2006-2011 vers les bidonvilles syriens qui fut le déclencheur de la guerre civile dont Daech a tiré profit. Troisièmement, un passé colonial et raciste non entièrement dépassé et une situation sociale injuste (des millions de précaires et de chômeurs, une absence de perspective pour la jeunesse, surtout basanée) rendent la France plus vulnérable à des actes de djihad terroriste que d’autres pays européens de forte immigration tels l’Allemagne ou l’Angleterre.
Un « choc d’égalité et de solidarité »
C’est à ces trois racines du mal terroriste, et non simplement aux symptômes, qu’il convient de s’attaquer : sortir d’une politique étrangère impérialiste dans le monde arabe ; agir contre le changement climatique qui, sinon, nous prépare un XXIe siècle véritablement barbare ; rebâtir une République black-blanc-beur par la création en cinq ans d’un million d’emplois (on le sait, ces emplois sont dans le vivier de l’agroécologie paysanne, des énergies renouvelables, de la rénovation et l’efficacité énergétique et du ménagement du territoire), par le passage à une VIe République redonnant sens et légitimité à l’action publique, et par un « choc d’égalité et de solidarité » (à l’opposé des politiques menées par la droite comme la gauche-libérale depuis quinze ans) afin de redonner la confiance dans un avenir commun.
On peut saluer le nécessaire travail d’enquête, de renseignement et de mise hors d’état de nuire sur notre territoire des djihadistes, mais refusons la normalisation d’un état d’urgence, qui demain servira à réprimer les luttes sociales et écologistes. Imaginons ensemble des stratégies de lutte et de résilience contre le terrorisme ! Elles ne seront efficaces que si elles abandonnent les logiques impériales, verticales et autoritaires pour, au contraire, renforcer l’immunité horizontale, la soif de liberté et le pouvoir d’agir citoyen, véritables antidotes au terrorisme djihadiste. Pour le court terme, voici quelques premières pistes versées au débat citoyen :
Première proposition : le désengagement des intérêts français au Moyen-Orient plutôt que le cercle vicieux de la surenchère guerrière. Cessons les frappes en Syrie et n’alimentons plus la haine par des interventions militaires unilatérales, dont on connaît les arrière-pensées pétrolières et les effets désastreux depuis les années 1990 au Moyen-Orient, en Libye et au Sahel… Annonçons immédiatement l’arrêt de toute importation de gaz et pétrole du Moyen-Orient (et un plan national de descente énergétique) afin d’affranchir notre économie de cet « or noir » qui provoque depuis des décennies tant de drames géopolitiques et tant de victimes du dérèglement climatique. Alors seulement, des relations diplomatiques fraternelles et désintéressées avec les pays moyen-orientaux seront possibles et instaureront un nouveau climat.
Plus profondément, la situation exige de nous une « métamorphose de civilisation » (Edgar Morin). Après la désindustrialisation et une crise économique et sociale structurelle sur fond de basculement géologique de notre planète surexploitée (le passage de l’Holocène à l’Anthropocène) et de financiarisation, la présence de la violence de masse sur notre territoire vient nous rappeler la fin d’un modèle de développement. La France fut par le passé une puissance impériale, exploitant le reste du monde pour assurer une « croissance » achetant sa paix sociale intérieure, hiérarchisant les races, externalisant vers la périphérie du monde les dégâts, désordres et guerres causés par son modèle insoutenable de développement. Aujourd’hui la France ne peut plus porter la misère et la guerre – émissions de gaz à effet de serre, bombes ou drones – à sa périphérie sans recevoir en retour des coups mortels. Comme pendant la guerre d’Algérie une sale guerre revient en boomerang sur l’Hexagone. Comme pour la guerre d’Algérie, nous n’en sortirons par le haut qu’en abandonnant toute posture impériale.
Deuxième piste : un grand mouvement citoyen de défense civile et de riposte antiterroriste. Chaque attentat est suivi d’une surenchère sécuritaire : davantage de soldats armés dans les rues et les gares, de vidéosurveillance, de méfiance envers l’étranger, l’autre. Cette stratégie est perdante : un surinvestissement sécuritaire ne peut faire face aux modes d’action d’un réseau souple de kamikazes prêts au martyre. Il est économiquement coûteux : l’Empire romain est aussi mort du coût de son armée face aux invasions « barbares. » Et surtout, il est dangereux pour la démocratie. Il déresponsabilise et anesthésie les simples citoyens devenus spectateurs d’une spirale de violences.
À la logique de guerre, substituons celle de la résistance et la résilience civiques. Ce qui limite les effets du terrorisme, c’est le courage ordinaire de chacun : neutraliser un assaillant dans le train, maitriser un forcené en bondissant sur lui quand il recharge sa mitraillette, etc. Face à quelques centaines de djihadistes fanatiques prêts à mourir, ne dressons pas une ligne Maginot de milliers de policiers, militaires et douaniers de plus, mais un bataillon de 60 millions d’héroïnes et de héros ordinaires. Formons, par les techniques de la non-violence et de l’éducation populaire, des militants du quotidien prêts à mourir en cas de force majeure pour sauver des vies et défendre une République sociale et écologique dont ils sont fiers et acteurs, des millions de citoyens maîtrisant les techniques de l’intervention non-violente et de l’autodéfense, chevaliers de la justice sociale et de la convivialité dans les quartier, confiants dans le pouvoir du courage collectif. L’immunité d’un corps social actif et solidaire plutôt que la dérive sécuritaire imposée par quelques-uns : telle est la seule réponse qui vaille face à tous les terrorismes.
Troisième piste : des états-généraux citoyens contre le terrorisme et tout ce qui l’alimente et pour le vivre ensemble. Dans toutes les villes, tous les quartiers et territoires pourraient se monter des assemblées citoyennes de débat et de propositions contre le terrorisme et ceux qui le renforcent. Actes de résistance en surmontant la peur de se rassembler dans des cafés et lieux publics, espace de parole citoyenne, lieux d’expression des colères des musulmans déshonorés par la barbarie de Daech et guettés par l’exclusion d’une nation qui se replierait, forum des victimes des inégalités sociales ou du racisme, laboratoires d’une autre République française et d’autres mondes possibles. De ces assemblées pourraient remonter, par un processus d’état généraux, un ensemble de propositions pour refaire société, ensemble.