Assassinat de Samuel Paty
Ne pas céder à la barbarie mais s’attaquer aussi aux causes
Réaction de Jo Briant le 16 octobre
« L’éducation est l’arme la plus puissante pour changer le monde », Nelson Mandela
« L’enseignement perpétue la mémoire du monde et lui redonne quotidiennement son sens, une parcelle de sens », Francine Noël, écrivaine
« La religion est l’opium du peuple, mais aussi le cri de détresse de l’être opprimé », Karl Marx
Vendredi 16 octobre : Samuel Paty, enseignant d’histoire-géo au collège du Bois-d’Aulne à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) est assassiné, décapité dans des conditions horribles par un terroriste islamiste. Tout simplement, si l’on peut dire, parce qu’il avait osé montrer à ses élèves, explications à l’appui, les caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo. Même si certains enseignants, comme me l’a confié l’un d’entre eux le 19 octobre Place de Verdun, estiment qu’il aurait été plus opportun et moins blessant de montrer diverses caricatures visant aussi bien Moïse, le Christ ou le Pape ou encore le Boudha, il n’empêche que nous sommes face à une horreur absolue. « Nous ne céderons pas à la peur » ont clamé à l’envi aussi bien les enseignants, les dizaines de milliers de citoyen.ne.s rassemblé.e.s en France les jours suivants. La douleur est immense et le chagrin sans fond. Les mots manquent face à l’abject. Et les questions s’accumulent : qui, comment, pourquoi ? A quoi ressemblera la société après cette tragédie ? Le terrorisme islamiste frappe la transmission du savoir. C’est à ces passeurs du savoir que s’attaquaient les hordes islamistes au début de la décennie noire en Algérie (1992-2002- au moins 150 000 morts), en assassinant les écrivains, les poètes, les journalistes, les jeunes filles qui osaient se rendre à l’école sans foulard, qu’ils ont décimé la rédaction de Charlie Hebdo en janvier 2015… Manuel Valls voulait interdire toute tentative d’explication sous l’argument qu’il n’y avait rien à expliquer, que toute entreprise d’analyse revenait plus ou moins à justifier l’injustifiable. Et pourtant, sauf à céder à la loi du talion, le progrès humain n’est possible que si on substitue à l’horreur absolue la justice, l’art du débat, l’analyse des causes immédiates et lointaines. Je ne vais pas me lancer dans une tentative globale d’analyse des causes proches et lointaines qui peuvent permettre de mieux comprendre ce qui est arrivé. Je me contenterai de quelques pistes d’analyse et de rétrospective.
1°- En tant qu’enseignant retraité- ex-prof de philo dans le secondaire- confronté très souvent à « ma » hiérarchie qui s’opposait fréquemment à ma démarche pédagogique basée entre autre sur la venue dans mes cours de citoyen.ne.s solidaires de telle ou telle cause, et plus précisément – quand j’abordais la problématique de la religion- de chrétiens progressistes, de musulmans, de juifs, je comprends le phénomène d’autocensure qui touche nombre d’enseignant.e.s. Chaque professeur se sent un peu visé à travers la figure de Samuel Paty. D’après un sondage de l’Ifop datant de 2018 pour le Comité d’action laïque, 37% des enseignant.e.s déclarent s’autocensurer. Ils sont encore plus nombreux, 53%, en zone d’éducation prioritaire. Par peur des incidents avec leurs élèves, ils choisissent de ne pas parler d’une question au programme, comme la shoah, la sexualité, la guerre d’Algérie… Une enseignante indique par exemple qu’elle ne parle plus des discriminations professionnelles hommes-femmes en entreprise parce que les garçons de sa classe les trouvent normales et qu’elle ne veut pas créer d’incident. Comment ne pas évoquer la pression des parents- j’ai connu et subi cette pression !- qui demandent des exceptions pour les cours de dessin (surtout pas de caricatures à caractère religieux), de musique et pour les sorties en piscine.. L’attitude des chefs d’établissement : variable, ne pas généraliser, mais de plus en plus ils préfèrent ne pas faire de vague, étouffer les « problèmes ». Autant dire que les enseignants sont souvent laissés à eux-mêmes, d’autant plus qu’ils ont pour la plupart été mal préparés dans leur formation à affronter et à analyser ce type de situation. Comment parler aux parents salafistes ? Seuls 6% des professeurs ont reçu une formation à la laïcité…
2°- Combattre le fascisme islamiste- car il s’agit bien en l’occurrence de fascisme, voire les exécutions sommaires, les enterrements de vivants pratiqués par les djihadistes en Syrie ou au nord du Mali– oui, absolument oui. Essayer d’analyser d’où il vient : la destruction du Moyen-Orient avec les deux guerres du Golfe en 1990 et 2003 visant selon le président G. Bush à réduire l’Irak à l’état de pierre, la répression terrifiante de Bachar El Assad qui a fait de son pays un désert, le rôle de l’Arabie Saoudite qui a financé des milliers de mosquées et diffusé une vision salafiste de l’ Islam…soutenu inconditionnellement par les puissances occidentales dont la France, l’anéantissement dans un silence assourdissant des droits politiques du peuple palestinien, les discriminations systémiques et racistes dont sont victimes les populations notamment les jeunes des quartiers populaires. Autant de terreaux historiques d’une fuite criminelle au nom d’Allah… Mais refuser tout aussi fortement que ce combat contre le salafisme soit mené contre les musulmans. A ce propos, la demande de dissolution du Collectif contre l’islamophobie, qui n’est pas intervenu à notre connaissance dans la dénonciation de Samuel Paty, est pour le moins discutable, quelque soient les réserves voire les critiques que nous pouvons lui adresser. De même que les premières réactions du gouvernement Macron sont pour le moins très inquiétantes et terriblement liberticides : charrette d’arrestations, d’expulsions, dissolution précipitée d’associations jugées « complices » du meurtrier, sans examen rigoureux. Le risque est grand que la figure du musulman devienne « criminalisée », une sorte d’ennemi de l’intérieur. De même que nous devons nous opposer à toute stigmatisation des migrants tchétchènes, des migrants en général, alors même que les sans papiers- ils sont au moins 500 000 en France – ont marché jusqu’à Paris pour dénoncer leur situation indigne et exiger leur régularisation, ainsi qu’un toit pour tous/toutes et la fermeture des centres de rétention. L’extrême droite et la droite profitent de la situation pour avancer leurs propositions répressives, alors que le pouvoir macronien a déjà réduit notablement nos libertés pour cause sanitaire..
3°- L’islamisme est un phénomène mondial. Il n’y a pas de solution française, pas de solution à court terme .Nous sommes au début du combat qui suppose -on en est loin !- une remise en question de nos alliances mortifères au niveau géopolitique et une toute autre politique sociale en direction des quartiers populaires où le chômage des jeunes atteint parfois les 40 %… Plus modestement, plus immédiatement oeuvrons pour que l’Ecole soit un creuset de l’esprit critique, de l’autonomie. « Notre travail, c’est de rendre les élèves autonomes », rappelle à juste titre Christine Guimonnet, Secrétaire générale de l’Association des professeurs d’histoire et géographie. Notamment, mais pas seulement, dans et par les cours d’EMC (enseignement moral et civique). Construire une culture civique : ouverture à des champs divers (l’histoire avec recul critique, la sexualité, le champ religieux, comment combattre les inégalités, analyse critique des réseaux sociaux…). En ayant clairement conscience que tous les champs abordés peuvent susciter des réactions, du type : « Mais pourquoi vous étudiez ça, ce n’est pas ma religion… ». Ne pas laisser seuls les enseignants face aux parents mais aussi face à la hiérarchie. La formation à la laïcité ne doit pas reposer que sur les professeurs d’histoire géo mais mobiliser toute l’équipe pédagogique.
Face à l’horreur : ne pas attiser la haine, ne pas stigmatiser l’ensemble des musulmans, ne pas instrumentaliser l’attentat pour dénoncer voire criminaliser les immigrés. Nous sommes dans un monde malade qui marche sur la tête. Sans attendre tout de l’école, essayons comme le faisait Samuel Paty d’être des défenseurs et des creusets de l’esprit critique et de la liberté d’expression. Une tâche et un objectif certes modestes, mais un premier pas décisif contre tous les fanatismes…
Jo Briant