Il semble pourtant que les donneurs d’alerte n'ont pas été entendus. En 2009, le Département de la Défense a remis un rapport allant dans le même sens. Il y est écrit: «Des groupes d’extrême droite vont tenter de recruter et de radicaliser des vétérans de retour au pays pour exploiter les compétences tirées de leur entrainement et de leur expérience. Ces compétences et ce savoir peuvent potentiellement démultiplier les capacités des extrémistes.(..) La volonté d’un petit pourcentage de militaires de rejoindre les groupes extrémistes dans les années 90 parce qu’ils étaient mécontents, désenchantés ou souffrant des effets psychologiques de la guerre se retrouve aujourd’hui.» Ce rapport a aussitôt été l’objet de critiques virulentes, les organisations de vétérans et les Républicains le taxant d’«antipatriotique» et «anti-armée».
Trafic d'armes. Le plus surprenant est sans doute la l’indulgence avec laquelle l’armée tolère ces recrues d’un genre particulier dans ses rangs. Dans une enquête des plus remarquables et complètes produites à ce jour sur le sujet, David Holthouse, du SPLC, expliquait en 2006 que les besoins de recrutement avaient finalement eu raison d’une décennie d’efforts, certes modérés, de l’armée pour débusquer les brebis galeuses dans ses rangs. «A présent, avec le pays en guerre en Irak et en Afghanistan, et l’armée sous la pression toujours accrue de maintenir les recrutements à niveau, l’éradication des extrémistes n’est plus une priorité». Scott Barfield, enquêteur au ministère de la Défense qui a largement nourri ce rapport, soulignait alors: «Les recruteurs laissent en connaissance de cause des néonazis et des suprémacistes blancs rejoindre l’armée, et les commandants ne les écarte pas, même après qu’ils eurent été clairement identifiés comme des extrémistes.»
De nombreux exemples montrent cette drôle de tolérance. Ainsi le cas de James Douglass Ross, qui nous ramène de nouveau à la base militaire de Fort Bragg. En 2004, cet officier avait été déployé en Irak, d’où il organisait un vaste trafic d’armes volées. Les enquêteurs trouvèrent à son domicile aux Etats-Unis, un arsenal constitué d’AK47 et autres munitions par milliers, et du matériel neo-nazi. Ross fut rapatrié sur le champ et renvoyé à la vie civile, sans autre forme de procès. On lui laissa ses armes et Ross continua de couler des jours agités du côté de Washington, où il devint le leader des Eastern Washington Skins, un gang neo-nazi. Le contraste est frappant avec le sort des 12.500 soldats renvoyés de l’armée en quinze ans parce qu’il étaient gays. Les soldats qui avaient uriné sur les cadavres d’Afghans n’ont écopé que de sanctions administratives. Ceux qui ont brûlé des Corans devraient bénéficier de la même indulgence, selon un responsable de l’armée américaine.
«Participation passive.» L’enquêteur Scott Barfield raconte avoir soumis la preuve de l’implication dans des activités extrémistes de pas moins de 320 militaires en trois ans. Selon lui, seuls deux ont été renvoyés. En 2009, le SPLC a fourni aux autorités une liste de 40 autres membres déclarés de l’armée, très actifs sur les réseaux sociaux, et notamment sur un site, NewSaxon.org, rebaptisé le «facist Facebook». Sans suite. Barfield disait également avoir repéré un réseau de 57 neo-Nazis très actifs sur le Web, sur cinq bases américaines, parmi lesquelles on retrouve (encore) Fort Bragg, d’où est originaire Wade Michael Page, qui a tué en août dernier 6 personnes dans un temple sikh, et Fort Stewart, en Géorgie, où était basé Isaac Aguigui. Ces réseaux échangeaient quantité d’informations sur les armes, le recrutement, la manière de garder secrètes leurs activités et de s’organiser. Là encore, sans suite.
Des règles existent pourtant, notamment une directive du ministère de la Défense de 1986, qui stipule que «le personnel militaire doit rejeter la participation à des organisations qui épousent les causes suprémacistes.» Le règlement prévoit que «la participation active, comme le fait de manifester en public ou de prendre part des attroupements, de collecter de l’argent, de recruter et d’entraîner des membres, d’organiser ou de diriger de telles organisations (..) est interdit.» Le problème, c’est que cette règle est le plus souvent interprétée par les recruteurs et le commandement au sens strict. La «participation passive» est donc tolérée. L'expérience montre le plus souvent que tant qu’il n’y a pas d’activité criminelle avérée, il n’y a ni investigation, ni sanction. En dernier recours, les poursuites éventuelles relèvent de la cour martiale, il ne saurait donc y avoir de condamnation au pénal ou au civil.
Tatouage explicite. Le problème ne date pas d’hier, mais il n’en finit pas de produire ses effets, comme le montrent les exemples tout récents de Issac Aguigui ou de Wade Michael Page. Ce dernier était depuis de nombreuses années sur les radars d’organisations telles que la Anti-Defamation League en raison de ses liens avec Hammerskin Nation, un groupe suprémaciste blanc dont des membres se sont illustrés dans des crimes de haine. D’après ses camarades d’arme, il ne cachait rien de ses idées. Le tatouage que le soldat arborait à l’épaule faisait référence aux «14 mots», utilisés par les groupes suprémacistes blancs pour : «We must secure the existence of our people and a future for white children» (Nous devons garantir l’existence des nôtres et un futur pour les enfants blancs).
De 1992 à 1998, il fut stationné à Fort Bragg, comme Timothy McVeigh, à l’époque où ce dernier, parti quatre ans plus tôt, faisait sauter un bâtiment fédéral à Oklahoma City. Dans les jours qui suivirent l’attentat, une pancarte avait été plantée le long de la route qui mène à la base. Page a dû y passer des dizaines de fois. On pouvait y lire: «Assez! Reprenons l’Amérique!» En dessous était le numéro de l’Alliance Nationale, un groupe suprémaciste blanc considéré comme le plus dangereux aux Etats-Unis. Selon la Military Law Review, l’espace publicitaire avait été précisément loué par un soldat en charge du recrutement sur la base pour l’Alliance Nationale.
De «bons patriotes». Une autre illustration du climat d’impunité qui semble régner dans l’armée américaine est cette enquête publiée par le magazine Mother Jones en 2010 sur les Oaths Keepers (littéralement, les Gardiens du Serment ). Ce groupe incontournable dans la nébuleuse anti-Obama a été créé en avril 2009 par un certain Steward Rhodes, ancien assistant du député Répubicain Ron Paul. Il recrute au niveau national et revendique des milliers de membres, et des branches dans chaque Etat. Ceux qui répondent de ce nom sont un groupe de militaires et policiers, actifs et vétérans, qui ont prêté serment de défendre la Constitution contre tous les ennemis, extérieurs et intérieurs, quitte à prendre les armes. Ils ont juré de désobéir aux ordres de «désarmer les citoyens américains«, d’«imposer des blocus aux villes américaines afin de les transformer en camps de concentration géants», de «placer de simples citoyens en détention sous tous les prétextes», de «confisquer leurs biens»,etc.
Les Oath Keepers se définissent donc avant tout comme de bons patriotes. Mais ceux qu’a rencontré le journaliste de Mother Jones disent se préparer activement au jour où «le président Obama saisira n’importe quel prétexte –une épidémie, une catastrophe naturelle, une attaque terroriste- pour imposer le loi martiale, interdire les déplacements d’un Etat à un autre, et commencer à détenir des citoyens en masse.» Quand le jour qu’ils croient proche arrivera, expliquent-ils, «ils déserteront pour se rendre dans un "bunker fortifié» où les compères ont stocké autant de munitions que de vivres nécessaires pour tenir un long siège. En attendant, les hommes s’entraînent durement. Leur leader, qui se fait appeler Pray et qui prend la pose avec ses camarade pour le magazine, à visage découvert, est persuadé que le président des Etats-Unis est «illégitime» parce que «né à l’étranger».