Vigilance Isère Antifasciste

Vigilance Isère Antifasciste

Qu’y a-t-il derrière la posture sociale de Marine Le Pen ? par Erwan Lecoeur (mai 2011)

Article paru dans la revue  du  LEM "Lieu d’études sur le mouvement des idées et des connaissances" (créée par le PCF) :

Combattre le Front National de Marine Le Pen

 

Sommaire :

 

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Le programme économique et social du Front national. 

Qu’y a-t-il derrière la posture sociale de Marine Le Pen ?

 

Par Erwan Lecoeur. 16 mai 2011

 

Erwan Lecoeur est sociologue et politologue. Spécialiste du populisme et de l’extrême droite française, il a enseigné la psychologie sociale et s’intéresse particulièrement aux liens entre religieux et politique, l’utilisation de symboles, la forme du discours et autres évocations signifiantes dans le domaine social et politique. En 2007, il a dirigé un Dictionnaire de l’extrême droite (Larousse, mars 2007).

 

Nous allons nous focaliser sur ce qui a changé assez récemment, notamment en matière économique et sociale. Nous verrons ce que nous pouvons attendre des changements que nous qualifions généralement de « cosmétiques », c’est-à-dire les modifications de façade suite à l’arrivée de Marine Le Pen, fille de Jean-Marie Le Pen. Nous examinerons également un certain nombre d’annonces qu’elle a pu faire, sachant que selon moi, si Marine Le Pen change un certain nombre de choses c’est principalement en termes de communication et pas forcément sur ce qu’est ou a été le Front national depuis longtemps. Il faut évidemment prendre en compte que cela ne fait pas très longtemps qu’elle en a pris la tête et peut-être changera-t-elle des choses quant à son devenir par contre.

 

Un rassemblement très diversifié de mouvements et de personnes

Il convient de rappeler certaines choses lorsque nous parlons du Front national. Nous parlons, comme son nom l’indique d’un front. C’est-àdire qu’il ne s’agit pas d’un parti mais d’un regroupement guidé par un chef se faisant appelé président. Ce chef c’était Jean-Marie Le Pen depuis 1972, année de sa création par Ordre Nouveau et non pas par Jean-Marie Le Pen. Ordre Nouveau était constitué de descendants d’Occident qui n’étaient pas de la même sensibilité que Jean-Marie Le Pen. Quand ce dernier a récupéré le Front national un an plus tard, il s’est posé alors la question de savoir ce qu’il allait faire de ce Front qui était une création de toutes pièces dans la perspective des élections législatives de 1973. Élections où il a échoué puisqu’il n’a recueilli que 1 % des votes.

Qu’allait-il faire de ce Front, de ce rassemblement ? J’insiste sur ce terme de rassemblement pour que vous gardiez bien en tête qu’il ne s’agit pas d’un parti dans le sens où ce n’est pas un organe cohésif et cohérent en interne. C’est un organe qui n’a comme cohésion unique et visible que son chef et, éventuellement, un bureau politique dont la composition est laissée à la discrétion du président. Nous l’oublions aujourd’hui, mais pendant très longtemps, il n’y a pas eu d’élection au sein du FN. Ce n’est pas un parti démocratique et nous avons coutume de dire que les statuts du FN ont été calqués sur ceux du Parti communiste des années vingt. C’est un parti extrêmement centralisé avec un bureau politique et un président qui est également l’unique porte-parole.

 

Un programme économique flou très marqué par l’ultra-libéralisme

D’une manière générale, excepté quelques points de celui-ci sur lesquels le FN a insisté durant les années quatre-vingt son programme économique passe au second plan. Tout au long des années soixante-dix, il n’était pratiquement pas question de programme économique. Il était flou et reprenait principalement ce qui fonctionnait à l’époque, ce qui avait le vent en poupe : l’ultra-libéralisme. Nous ne l’appelions d’ailleurs pas encore ainsi, c’était le libéralisme type « reagano-thatcherien » quelque chose qui ressemblerait à l’expérience Pinochet au Chili. Il prône la liberté d’entreprendre et la dérégulation des marchés financiers et de l’économie. Dans le même temps, l’ultralibéralisme du FN est mâtiné d’un certain protectionnisme : fermeture des frontières, barrières douanières éventuelles pour certains produits... Il s’agit du premier programme du FN. La légende raconte - je n’affirme pas que cela est historique - qu’un certain Monsieur Léotard a participé à l’écriture de quelques lignes de ce programme, à la fin des années soixante-dix.

Cette vision ultralibérale, fait tout d’abord preuve d’un anticommunisme absolu. Le FN est historiquement anticommuniste et se constitue également sur ce rejet absolu et la lutte contre le communisme. Á cette l’époque, au début des années soixante-dix, ce ne sont ni les juifs, ni les immigrés mais le communisme qui est considéré comme l’ennemi principal.

Il y a autre chose qu’il convient également de noter : le FN emprunte à ce que nous appelons « les fascismes originels » l’idée d’une société sans classe sociale et une vision très corporatiste du monde économique et social. Corporatiste dans le sens où il n’y a pas besoin de syndicat. Comme ouvriers et patrons ont le même intérêt : que l’entreprise fonctionne, il est préférable de s’entendre entre ouvriers et patrons afin de faire fonctionner au mieux les entreprises françaises, ainsi tous les Français seront gagnants. Cette vision bannit les syndicats et il n’est absolument pas question que l’État ait un quelconque rôle de régulation économique ou sociale. L’État doit laisser jouer la « régulation darwinienne des marchés. » Les bonnes entreprises survivront et prospéreront tandis que les mauvaises disparaîtront. Il est donc nécessaire de créer beaucoup d’entreprises françaises et leur permettre d’être le plus libres possible, avec moins d’impôts, de taxes et de contraintes afin qu’elles se développent au sein du marché mondial et qu’elles participent à la guerre économique mondiale.

Historiquement, cette vision des choses sera, durant les années quatre vingt, celle de Reagan, Thatcher et des économistes de l’école de Chicago. Ce fut également la théorie économique développée par le Japon après la Seconde Guerre mondiale. La théorie de la guerre mondiale pouvant se jouer sur le champ militaire mais également sur le champ économique. Cette perception des choses en termes de guerre économique mondialisée donne soi-disant un avantage évident aux pays les plus « libérateurs ». Libérateurs des énergies industrielles et entrepreneuriales, libérateurs des règles du travail qui empêchent de créer de l’emploi, etc.

Le Front national a un programme et un discours qui ne mettent pas en avant en tout cas pas au niveau du grand public - des solutions économiques et sociales. Notez que le FN, quasiment dès ses origines, a créé un nombre impressionnant de cercles autour du Front qui n’est pas un parti mais, je vous le rappelle un rassemblement de gens extrêmement divers et j’insiste car c’est important de comprendre comment le FN peut tenir un discours puis un autre. En interne il y a en effet des gens extrêmement diversifiés. Il n’y a pas d’idéologie commune au sein du FN, contrairement à ce que certains tentent de nous faire croire. Non seulement, il n’y a pas d’idéologie commune mais il y a véritablement des idéologies qui s’affrontent depuis très longtemps en interne. La question n’est pas, pour le FN de mettre au point un programme économique correct car, notamment pour Jean-Marie Le Pen, la question n’est pas forcément de prendre le pouvoir par un biais proprement démocratique dans des conditions normales.

Il défend un État fort, voire autoritaire centé sur ses pouvoirs régalien forces de sécurité et armée. Voilà ce que l’État doit faire : un peu de justice et beaucoup de police. Pour le reste, il n’a pas à intervenir, il n’a pas à soutenir les syndicats, ni à subventionner des associations. Il n’a pas à faire ce genre de choses. Par contre il peut intervenir dans des secteurs stratégiques et essentiels pour la nation. Ces secteurs sont évidemment l’énergie et là nous retrouvons en effet un FN plutôt pro-nucléaire afin de développer la force de frappe française et c’est là une des rares choses qu’il partage avec le général de Gaulle à l’époque car le FN se construit aussi dans une période antigaulliste. L’autre chose que l’État doit faire c’est principalement la police et « développer » un service de sécurité des entreprises efficace. Il y a donc un conservassionisme et un protectionnisme du « génie français », de quelques grands corps d’État ou corps de métiers proprement français, comme l’automobile par exemple, l’énergie nucléaire, etc. L’État doit être un soutien pour les entreprises et les fleurons de l’industrie française dans la compétition internationale. Cela signifie que nous avons le droit de tricher un peu avec le libéralisme dès lors que cela favorise nos industries, et par extension nos emplois. Il faut garder à l’esprit qu’en interne peu de gens regardent quel est le programme économique et social du FN. Peu de gens s’y intéressent parce qu’au sein de ce rassemblement hétéroclite, les principales questions, celles qui fâchent et qui sont les plus importantes pour eux, sont des questions morales et idéologiques que Jean-Marie Le Pen mettra en avant sous diverses formes.

 

Naissance du problème de l’immigration et débuts de la « lepenisation des esprits »

Á partir de 1978, on voit arriver le fameux triptyque : immigration -insécurité -chômage. L’établissement de ce lien entre l’immigration, le chômage et l’insécurité devient le fer de lance du FN et distille l’idée d’un problème de l’immigration. Avant les années 1980 ce thème n’avait jamais été exploité. À partir de 1983-84, nous en parlons de plus en plus en France. C’est le début de ce que nous appelons la « lepennisation » des esprits. C’est distiller l’idée que l’immigration prend des emplois, crée du chômage et de l’insécurité. Ils ne le nomment pas comme tel mais c’est une attaque contre le multiculturalisme. C’est insister sur le fait que ces émigrés ne vivent pas exactement comme nous, qu’ils développent leurs propres lieux, leurs propres ghettos. En plus, ils bénéficient de la manne de l’État social à la française alors qu’il n’y a plus assez d’emplois pour eux et qu’il serait préférable qu’ils rentrent chez eux. Le principal problème des années quatre-vingt et des suivantes c’est le chômage. Il n’est donc plus question de savoir si nous devons déréguler, créer des entreprises et de la richesse, ni même de savoir de combien est le pouvoir d’achat. Par contre, il est question de savoir de quelle façon il est possible d’avoir moins de chômeurs. Par conséquent, ce lien entre les trois devient un programme économique et social.

À partir de ce moment-là, le Front national amoindrit encore, dans son discours, la part faite au programme économique et social. Notez qu’il est demeuré le même et qu’aujourd’hui encore, il n’a toujours pas changé. À peine est-il remis en question ou en tout cas réactualisé par Marine Le Pen par le biais notamment d’une conférence de presse. Si vous allez sur le site, vous trouverez simplement la conférence de presse, vous ne trouverez pas un programme en tant que tel. C’est toute la différence.

 

La préférence nationale : pivot idéologique et fer de lance de la propagande du Front national

Ce programme des années quatre-vingt a été modifié durant les années quatre-vingt-dix sous l’influence de Bruno Mégret et de ses proches. Ce fut la deuxième période du FN. C’est le moment où Bruno Mégret, venant du RPR de l’époque et passé par le Club de l’Horloge - la nouvelle droite - arrive avec un certain nombre de ses proches dont Jean-Yves Le Gallou et quelques néopaïens. Ils commencent à donner une base un peu plus sérieuse au parti qui n’en était pas vraiment un jusque-là. Ils mettent en place la formation, développe un programme, etc... et introduisent la notion de préférence nationale. Ce sont les années 93, 94, 95 et il commence à y avoir un programme qui tourne autour de cette notion phare de préférence nationale. La préférence nationale est le moyen que trouve le FN pour répondre au problème touchant le plus les Français et qui est le chômage. La question n’est plus de savoir si le système économique et social est bon mais de savoir comment il peut créer de l’emploi, ou en tout cas cesser d’en détruire.

La préférence nationale s’inscrit dans la suite logique du triptyque immigration = chômage + insécurité. Si nous ne donnions plus aussi facilement les emplois aux immigrés, nous en aurions davantage pour les nationaux. Il s’agit aussi de réserver les prestations sociales, les emplois, bref l’honneur d’être Français et de bénéficier de la manne de l’État français à aux seuls Français. Ensuite, toute la discussion sera de savoir, au fil des années, qui est Français, qui ne l’est pas, au bout de combien de temps on le devient et comment on peut éventuellement ne plus l’être. Par exemple, les binationaux ne sont pas considérés comme français depuis très longtemps au FN. Cela évolue ces derniers temps, mais les binationaux ne sont pas vraiment français car ils sont binationaux. L’interdiction des binationaux est un des fers de lance du FN depuis très longtemps. Il y a aussi les immigrés de troisième ou de quatrième génération qui sont des nationaux, à l’époque ils ne savent pas trop comment les traiter, d’où l’expression des Français de papier. Éventuellement, il est possible de retirer ses papiers à ces Français qui sont devenus Français depuis peu. Tout cela dans un grand flou artistique.

Il convient de noter que pendant toutes les années quatre-vingt, c’est-à dire les années durant lesquelles le FN progresse le plus, il n’y a aucune réponse économique et sociale au problème du chômage. Excepté de dire que « les immigrés sont responsables du chômage qu’il faut créer des entreprises et les mettre dehors. » Etant donné que leur programme est ultra-libéral, il n’y a pas de possibilité de jouer sur l’impôt puisqu’il faut moins d’impôts, il n’y a pas non plus de possibilités d’aider les chômeurs, donc les gens ne doivent pas être au chômage. Les aides sociales sont même mises en cause à l’époque par le FN car elles sont considérées comme dispendieuses et ne correspondent pas à la vision que le FN peut avoir en termes économique et social du rôle de l’État et de l’économie.

Évidemment, cela ne fonctionne pas et c’est encore plus dur d’imaginer que cela fonctionne dans un cadre ultra-libéral. À l’époque, personne, dans l’antifascisme ou l’anti-Front national ne relève ce genre de contradictions internes et les incohérences du programme du FN. Pendant longtemps, cela fut un problème car nous allions tous sur le terrain où le FN nous entraînait : l’immigration, l’insécurité, la décadence, etc. Mais personne ne regardait derrière ce que le FN proposait.

 

Remarques sur la sociologie de l’électorat Front national

A l’époque, l’électorat du Front national peut se diviser en trois grandes catégories : Le premier électorat du FN est représenté par des gens venant de la droite, plutôt bourgeois, ce sont des déçus de la droite qui ont eu peur de l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981. Ce sont ceux que nous appelons les droitistes.

Le deuxième électorat du FN, ce sont des gens qui, sans être absolument racistes, sont quand même très tentés par l’idée de rénovation de l’honneur ethnique. Ils pensent qu’il faut réserver à des blancs et des Français un certain nombre de choses comme les prestations sociales et qui veulent être protéger contre tous ces gens qui viennent nous concurrencer. C’est ce que nous nommerons les gens de la société « fermée » : refermons nos frontières, notre société et donnons à ceux qui sont là depuis longtemps, les gens du cru, les gens d’ici. Par la suite, ces personnes auront de plus en plus des noms à consonance également étrangère mais européenne : italienne ou espagnol, etc.

Le troisième électorat est celui que nous qualifions d’électorat populaire. Je me méfie de cette appellation, sachant que tout dépend de ce que nous appelons populaire. S’agit-il des gens qui ont peu ou des gens qui possèdent un petit peu mais qui ont très peur de le perdre, ou encore s’agit-il des gens qui viennent des classes moyennes en voie de paupérisation ? Tout cela est assez différent. Selon mon analyse, au vu des chiffres sur les types d’électorat en termes géographiques notamment, il s’agit rarement d’un électorat populaire, en tout cas jamais pauvre, c’est toujours un électorat de classe moyenne en voie de paupérisation ou craignant la paupérisation, craignant de perdre. Ce sont des gens habités par un sentiment de déclassement qui ont peur de perdre le peu de considération et de protection que leur offre encore la Nation.

Vous avez donc ces trois électorats. Le premier vient des années quatrevingt, c’est l’historique, le second arrive juste derrière. Il s’agit d’un électorat plus idéologique potentiellement. C’est l’électorat poujadiste des années cinquante et soixante. C’est tout cet électorat du « trop d’impôts », « trop de taxes », « des petits contre les gros », « nous sommes les petits et les gros se fichent de nous. Nous gagnons notre pain à la sueur de notre front, nous payons sans arrêt des taxes. » C’est un électorat qui émane de la classe moyenne, petites boutiques, petits ateliers. Ce sont des gens qui, en général, ne vivent pas trop mal, voire parfois très bien, dans le sud de la France notamment ou en Alsace. Ils considèrent qu’il y a toujours trop d’État parce qu’ils gagnent de l’argent et qu’ils en redonnent beaucoup trop. Ils ne prennent pas en considération que les routes, par exemple, sont réalisées par l’État. Ils pensent qu’il s’agit d’un dû parce qu’ils vivent en France. Le troisième électorat, quant à lui, est plus populaire avec toutes les réserves à savoir ce qui est populaire.

 

L’arrivée de Marine Le Pen, nouvelle arme médiatique du Front national

Ensuite, arrive la troisième phase, celle que nous vivons en ce moment et à laquelle nous sommes confrontés. C’est l’arrivée de Marine Le Pen avec cette vision, cette image - avant tout une image - de ce que nous pourrions appeler la nouvelle arme médiatique du Front national. Cela se joue en deux ou trois temps. C’est assez simple, nous avons d’abord Jean-Marie a l’Algérie française, le poujadisme. Cela fait longtemps qu’il est là, il est connu, il fait des jeux de mots douteux. Bref, il est vraiment très méchant. En plus il en joue et cela tombe bien car les médias peuvent nous dire : « Attention, Jean-Marie Le Pen est dangereux, il a fait une blague sur les juifs, il le croit vraiment, il est antisémite. » Jean-Marie Le Pen, de l’autre côté, rigole bien, cela l’amuse beaucoup et favorise sa popularité. Il est hors système et va continuer car cela le fait progresser mais seulement jusqu’à un certain niveau. Il ne cherche pas forcément le pouvoir mais simplement une place dans le paysage pour y jouer sa partition. C’est la phase Jean-Marie Le Pen qui monte, un bon client pour les médias. Puis, à partir du 21 avril 2002, Marine arrive. Auparavant, il y a bien eu d’autres successeurs potentiels mais ils sont tous morts ou exclus. En 1978, nous avions un premier potentiel qui meurt suite à l’explosion de sa voiture, le deuxième, Jean-Pierre Stirbois, meurt en 1988 dans un accident de voiture et le troisième, c’est Mégret qui se fait exclure en 1998. Toutes des années en 8. C’est la raison pour laquelle j’avais dit à Monsieur Gollnisch : « Attention, en 2008 si j’étais vous, je ne bougerais pas trop » et c’est d’ailleurs en 2008 qu’il a commencé à comprendre ce qui allait lui arriver.

Lorsque Marine Le Pen arrive après le 21 avril 2002, que se passe-t-il ? Elle apparaît comme une femme ressemblant à son père, très libérée. Elle est très libérée en termes de moeurs, elle boit, elle fait la fête, elle mène une vie de patachon, comme son père. Notez quelque chose d’étonnant : son père hérite d’un certain Hubert Lambert des ciments Lafarge, d’un château, de quelques millions de francs lourds, etc. et Marine hérite de ces biens, plus du parti. Elle arrive et se positionne comme une arme médiatique. Une arme médiatique, c’est quelqu’un qui renouvelle un message sans le renouveler et qui fait en sorte que les médias croient qu’il y a quelque chose de nouveau qui est en train de se passer, que c’est important et qu’il est nécessaire d’être le premier sur le coup pour faire un scoop.

L’icône Marine Le Pen est donc créée afin de renouveler ce vieux Front national endormi avec Jean-Marie. Et ça fonctionne car chaque téléspectateur que nous sommes, dès que nous apercevons Marine Le Pen à la télévision, nous sommes attirés par elle. Pourquoi ? Parce qu’elle ressemble tellement à son père, cela en est étonnant, et en même temps, elle est différente. Donc nous jouons au jeu des sept erreurs tout au long de la séquence en disant : « Ah ! ça, c’est comme son papa ; ça, c’est différent. » Les journalistes font la même chose et nous racontent à grand renfort d’éditoriaux de quelle façon elle est différente de son papa : elle est plus jeune, plus femme, elle fume davantage, elle parle différemment, avec moins d’agressivité, moins de moquerie vis-à-vis des journalistes... Elle n’a pas de la même stratégie... Par contre, elle fait comme lui pour ceci, cela, etc... Nous nous faisons donc tous avoir depuis quelques années à ce jeu des sept erreurs. Elle en profite également pour avancer 2, 3, 4 idées nouvelles, différentes de celles de son père.

 

Marine Le Pen, grand chantre de la laïcité !

Elle a abordé, par exemple, le thème de l’avortement. Très tôt, elle a dit qu’elle n’était absolument pas contre l’avortement, que cela se discutait. Tout le monde a sauté là-dessus en disant que cela modifiait radicalement les choses. Ainsi, tout le monde a oublié que Jean-Marie Le Pen jeune n’était absolument pas contre l’avortement, qu’il l’était devenu par intérêt stratégique afin de pouvoir faire le coup-de-poing dans les meetings de Madame Veil, au cours des années 1976 à 1978 et pour se rapprocher des catholiques traditionalistes en 1979. En fait, Jean-Marie Le Pen n’a jamais été contre l’avortement. Ce n’est pas grave, tout le monde pense que Jean-Marie Le Pen est contre l’avortement, c’est ainsi car c’est l’extrême droite. Marine Le Pen vient donc de rénover puisqu’elle n’est pas forcément contre. En fait, elle appelle surtout un référendum.

Deuxième exemple, la République. La récupération de la République à la place de la « ripoublique » de son père. Là aussi, les médias se sont jetés là-dessus en clamant qu’il y avait quelque chose de radicalement nouveau, avec Marine Le Pen ce n’est plus du tout pareil. Ensuite il y a eu la laïcité. Pourquoi ? il y a deux ou trois ans, elle a compris en regardant ce qui se passait en Europe qu’il y avait quelque chose qui fonctionnait bien : c’est l’anti-islamisme. Cela fonctionne pour une raison assez simple : l’Islam est une religion politique. Comme toutes les religions, effectivement. D’une certaine façon, toute religion est politique car elle incite à avoir une certaine vision du monde. Après les organismes l’expriment plus ou moins en termes politiques mais l’Islam l’annonce dès le départ. Mahomet est un entrepreneur politique. Une religion politique a un intérêt car c’est un ennemi évident. L’Islam est un intérêt pour beaucoup de forces politiques en Europe car c’est un ennemi qui s’auto désigne comme tel. Notamment par le biais d’attentats islamistes ou de gens qui s’autoproclament islamistes ou musulmans et qui racontent des sornettes, des bizarreries sur l’Islam et sur le port du foulard. Ce ne sont pas forcément des choses qui ont lieu dans la religion musulmane mais elles peuvent avoir un intérêt politique. En face, il est évident qu’un certain nombre de gens trouveront que l’Islam va trop loin. C’est donc un ennemi potentiel, un bouc émissaire qui peut aisément remplacer la figure de l’immigré qui reste vague dans nos sociétés.

Il y a donc deux ou trois ans, Marine Le Pen a opéré un tournant car auparavant, le Front national ne parlait pas de l’Islam en ces termes, voire même un certain nombre de catholiques traditionalistes, au sein du FN, estimaient que l’Islam avait bien raison d’avancer et de bousculer la laïcité qui était une vieille dame et la République qui en était pourrie. Marine Le Pen a dit : « Moi, je vais défendre la laïcité contre l’Islam ». Elle ne le fait pas contre les catholiques traditionalistes qui sont beaucoup plus puissants en France mais contre les islamistes, contre ceux qui font des prières dans la rue, pas contre ceux qui font des processions de parias à Chartres tous les ans. Ceux-là sont très bien. Elle défend la laïcité mais surtout pour désigner l’Islam comme un ennemi potentiel. Cela est nouveau et les médias ont donc évidemment sauté sur Marine Le Pen, grand chantre de la laïcité française ?

 

Répondre au besoin de protection exprimé par les gens, l’imposture sociale

Dernier point sur lequel elle se démarque de plus en plus de ce que nous imaginons être le FN, c’est sur le champ économique et social. D’une certaine façon, il n’y a rien de nouveau. Je suis désolé. La sortie de l’euro, c’est vieux comme Hérode. Le FN a été parmi les premiers à faire des affiches « Sortie de l’euro, vive le Front national » avant même l’arrivée de l’euro. Cela n’est donc pas nouveau. Le rétablissement des barrières douanières n’est pas nouveau non plus. Le FN a toujours prôné un capitalisme ultralibéral mais protectionniste. Par conséquent, le rétablissement des douanes n’a rien de nouveau. L’industrie nationale non plus n’a rien de nouveau, ll y a toujours eu des fleurons nationaux qu’il fallait absolument aider, subventionner, voire aider à être davantage compétitifs sur le marché mondial. La fin de la PAC n’a rien de nouveau, le FN s’est toujours érigé contre tout ce qui était européen et la PAC est européenne, même si elle subventionne principalement l’agriculture française. Donc sur ces points-là, rien de neuf. Tout ce qui est anti-Europe a toujours été au sein du FN. Je l’ai dit tout à l’heure, il est ultralibéral et protectionniste national.

Là où il y a du nouveau, c’est sur le fait qu’il pourrait y avoir une nouvelle redistribution des impôts. Là, clairement, Marine Le Pen opère un petit virage stratégique. Elle sait pertinemment -parce qu’elle en est convaincue et son père aussi depuis un certain temps car il n’a jamais été très idéologue sur le plan économique et social -que le programme du FN, tel qu’il est depuis des années 80, 90 ne suffit plus à répondre aux besoins de protection exprimé les gens et qui se révèlent à travers des sondages, des études quantitatives et qualitatives, etc. Par conséquent, pour répondre à cette demande de protection, il faut certes de la sécurité, de la police, certes l’armée, certes des fleurons nationaux, certes un ennemi intérieur, les islamistes qui sont dans notre pays et ceux qui nous font peur, la « cinquième colonne ». Mais aussi, ferment du populisme dans sa version « les petits contre les grands », il est nécessaire de pouvoir mettre en exergue le fait qu’il y a -c’est un vieux poncif de l’extrême droite depuis toujours -des apatrides riches, puissants qui se font beaucoup d’argent sur le dos des pauvres patriotes.

Là, vous sentez bien qu’il y a quelque chose qui ne vient pas de l’extrême droite au départ, mais c’est aussi l’extrême droite. Il s’agit d’une portion de l’extrême droite qui, dans les années vingt, a pris ce mouvement particulier du fascisme. Au fond, personne n’a vraiment réglé cette question. Réglé dans le sens de comprendre ce que le fascisme appelait dans chacun d’entre nous et avait appelé dans les années 1915, 20, 30 et 40 en Europe. Et pas seulement en Europe d’ailleurs, mais également dans les pays comme le Japon ou l’Inde. Nous n’avons pas réglé la question des fascismes, puisqu’il y en a plusieurs. Il y a en effet plusieurs phases dans le développement de ces fascismes, notamment en Italie, en Allemagne et dans d’autres pays d’Europe.

Une première phase très « sociale » et une seconde durant laquelle ils ont renié, voire été exactement à l’inverse de tout ce qu’ils avaient déclaré dans un premier temps. Le fascisme de Mussolini en 1922, 23, 24 n’a ainsi rien à voir avec celui de Hitler en 1937, 38. Pourquoi parler de cela ? Parce qu’il y a quelque part, dans la congruence et la mise en commun d’éléments ultra-protectionnistes et ultra-nationalistes du programme actuel du FN et dans certains aspects de l’ordre ultra-protectionniste étatiste -sinon républicain, du moins en partie étatiste -il y a quelque chose qui rappelle cette volonté de recoller des morceaux qui n’ont jamais véritablement réussi à être bien collés, sauf durant cette période particulière et sous des formes extrêmement agressives. Il s’agit de savoir comment protéger les petits et comment, en même temps, être ultranationaliste dans cette protection des petits contre les gros.

Nous nous trouvons à un moment particulier aujourd’hui car nous avons sous les yeux un exemple prototypique de ce qu’est ce gros, cet apatride. Les attaques absolument remarquables et propulsées par les médias de Marine Le Pen à l’égard de Dominique Strauss-Kahn peuvent aussi être dues à l’aune de cette vision des choses. Marine Le Pen a perdu une partie de l’ancien électorat, celui plus traditionaliste, plus plan-plan, plus catholique traditionaliste qui ne votera pas pour une femme jeune, divorcée, dont on sait que c’est un clone et une « teufeuse ». Elle aurait d’ailleurs pu perdre les élections en interne à cause de cela. Donc, il est désormais nécessaire, pour elle de conquérir un nouvel électorat et elle a en effet promis aux gens du FN qu’elle allait conquérir un nouvel électorat plus jeune, plus féminin et plus « populaire ». Pour cela, elle doit prendre des risques et mettre des choses incohérentes ensemble. C’est annoncer : « Nous allons redistribuer de l’argent que nous n’avons pas et pour le trouver, nous allons créer des frontières douanières ». Protectionnisme, redistribution.

En effet, pour les journalistes qui -je le dis sans méchanceté -pour la plupart d’entre eux n’ont pas une formation économique très aboutie, n’ont pas fait des études de décryptage de la propagande - le FN est encore le seul parti à utiliser encore le terme de « propagande ». Le Parti communiste français l’a utilisé durant les années 1950 mais il l’a abandonné.

Le FN, quant à lui, continue de l’utiliser et a même un atelier de propagande - donc, le décryptage de cette propagande n’est pas évident, néanmoins nous voyons apparaître des choses aussi étonnantes que le fait de proposer un salaire aux femmes voulant rester au foyer et la baisse des impôts. Comment faire cela ? En taxant les produits chinois. Parfait. Donc la cohérence économique et sociale n’a pas besoin d’être développée et démontrée. L’intérêt pour Marine Le Pen, c’est qu’elle sait qu’elle peut tout dire, elle peut s’accrocher à ce qui est dans l’air du temps. Elle a observé les comportements et les attentes fondamentales d’un certain nombre de Français « populaires », ses cibles ; et selon moi, ses cibles principales sont les femmes de moins de 50 ans, employées, gagnant 1 500 € par mois environ, ne choisissant pas leurs horaires et ayant des enfants. Là, vous avez une cible parfaite pour Marine Le Pen. Pour ces femmes-là, Dominique Stauss-Kahn est tout ce qui à la fois les attire, car c’est l’homme qui réussit et à la fois les repousse, car c’est l’homme qui réussit en écrasant les autres. Vous avez donc là une psychologie particulière que Marine Le Pen va développer et développe d’ailleurs depuis quelques années.

Évidemment, cela fonctionne sur un plan médiatique parce qu’elle bouscule un certain nombre de clivages, d’idées reçues sur la gauche, la droite, etc. Cela fonctionne d’autant plus qu’elle le clame avec une verve qui est la verve lepéniste. Sachant que le lepénisme n’est pas une politique, ni même une idéologie. Le lepénisme est une « entreprise de spectacle politique » qui s’appelle Front national permettant de faire vivre la famille Le Pen depuis un certain nombre d’années et permettant également à Marine Le Pen de dire des choses aussi incroyables que : « Il faut contrôler les trains de vie suspects. » Venant d’une fille de millionnaires qui a elle-même un train de vie extrêmement suspect et au vu du fait qu’elle n’a jamais été vraiment véritablement avocate dans sa vie, je trouve cela gonflé. « Il faut contrôler la polygamie », lorsque nous savons que Marine Le Pen est connue pour avoir eu plusieurs amants à la fois, je trouve cela également suspect. Enfin : « Il faut renforcer les contrôles fiscaux. » Jean-Marie Le Pen a échappé à plusieurs contrôles fiscaux, sa feuille d’imposition ayant été égarée durant plusieurs années. Je trouve qu’elle est soit méchante avec elle-même et avec son père, soit elle n’a pas besoin d’une cohérence entre ce qu’elle fait, ce qu’elle est et ce qu’elle dit. Elle a juste besoin de répondre à des attentes et de faire en sorte que les médias, n’étant pas sourcilleux et attendant avant tout, d’une certaine façon, la bonne cliente, les bons axes de campagne, lui passeront tout et ne lui poseront jamais la question : « Vous-même, Madame Le Pen payez-vous des impôts ? » « J’ai bien le droit de dire ce que je veux. » Le droit du FN à l’incohérence

Je souhaitais démontrer que la cohérence que beaucoup d’analystes essaient de trouver dans le programme et le discours du FN sur tous les aspects économiques et sociaux, n’existe pas. Le FN ne sera jamais jugé au même niveau que le parti socialiste ou le Parti communiste, voire même les écologistes sur les questions économiques et sociales. Ce n’est pas là où nous irons chercher une cohérence, malheureusement sans doute. Nous n’irons pas chercher dans le programme du FN qui n’en est pas un. Il s’agit juste d’une conférence de presse avec des gens qui ne veulent pas dire qui ils sont, qui sont soi-disant des hauts fonctionnaires. Peu importe pour les journalistes la crédibilité des sources, peu importe la cohérence du programme.

Ce qui importe, c’est ce que Marine Le Pen change et en quoi elle devient un nouveau monstre dans la politique française. Nous avons eu le monstre, le vrai, son papa, et maintenant sa fille. Marine Le Pen c’est un monstre mais avec un côté plus gentil, comme Casimir. Mais elle fait encore plus peur que son papa parce qu’elle peut en effet mettre ensemble des éléments qui n’ont a priori rien à voir. Elle peut les assembler et dire : « J’ai bien droit de dire ce que je veux. J’ai bien le droit de dire la vérité parce que je la connais. » C’est exactement ce que nous disent de plus en plus, depuis les années 1980, tous les gens que nous interrogeons et qui votent FN. J’ai bien le droit de - et ensuite vous ajoutez « d’avoir peur », « d’être raciste », « de voter Front national ».

Pour conclure, n’oublions jamais que le 21 avril 2002, Jean-Marie Le Pen avait fait 200 000 voix de plus qu’en 1995. Le problème n’est pas venu de l’explosion du FN, il est venu de la division de la gauche et du taux extrêmement élevé d’abstentions.



13/01/2012

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