Mardi 17 juin, quatre jours après le lynchage d’un Rom de 16 ans venu de Roumanie retrouver sa famille, et au lendemain de sa médiatisation, «le président de la République exprime son indignation» : «Ces actes sont innommables et injustifiables. Ils heurtent tous les principes sur lesquels notre république est fondée.» Mais de quels principes s’agit-il ? Comme le relève le New York Times, François Hollande ne qualifie pas l’agression de «crime raciste»(hate crime). De fait, dans son communiqué, comme dans les déclarations du ministre de l’Intérieur et du Premier ministre, le même jour, le mot «Rom» n’apparaît jamais, non plus que la nationalité de la victime ; il n’est question que d’un «jeune adolescent».

S’agirait-il d’un simple fait divers ? La procureure de la République de Bobigny y insiste : «Ce drame n’est pas réductible à un antagonisme entre deux communautés.» En effet, «le mobile», «c’est la vengeance privée», après un cambriolage dont l’adolescent serait «l’auteur désigné par la rumeur». Ces propos sont ainsi résumés : «La procureure de la République l’a répété : l’agression ultraviolente du jeune Darius n’a, a priori, rien à voir avec ses origines roms.» Mais les Roms ne sont-ils pas victimes de rumeurs, avant de l’être d’agressions ? Il suffit de songer aux déclarations de Michel Fourcade, maire PS de Pierrefitte-sur-Seine, manifestant d’emblée sa compréhension pour des«populations excédées» confrontées à un garçon qui aurait été interpellé à plusieurs reprises en juin et à des cambriolages qui se seraient multipliés depuis l’arrivée des Roms. Au mépris de toute présomption d’innocence, ceux-ci ne sont-ils pas présumés coupables, à la fois individuellement et collectivement, et persécutés en conséquence ? Les auteurs du crime auraient d’ailleurs «menacé de brûler le campement» tout entier.

Reste qu’à la différence des responsables politiques, la procureure reprend le terme utilisé par les médias : «lynchage». Le langage trahit ainsi une vérité qu’on voudrait nier : et s’il s’agissait de racisme ? D’ailleurs, la presse étrangère n’a pas ces pudeurs. En Suisse, le Matin titre sans ambiguïté : «Son seul tort ? Etre rom». Quant à la Libre Belgique, elle voit la France comme «un pays qui reste traumatisé par "l’affaire Ilan Halimi". Du nom de ce jeune Parisien de confession juive qui, en 2006, avait été enlevé, séquestré et torturé à mort par les antisémites du "gang des Barbares"». Bagneux résonnerait avec Pierrefitte, une banlieue avec l’autre, dans une même inhumanité raciste. Or, en France, si la procureure parle avec insistance de «barbarie», ce rapprochement est rarement évoqué - comme s’il était dénié.

C’est peut-être la raison pour laquelle on a fort peu commenté la demande de rançon des ravisseurs de Gheorghe, alias Darius. Sans doute paraît-elle absurde : exiger 10 000 ou 15 000 euros, de pauvres parmi les pauvres… mais était-il plus «raisonnable» de supposer, comme Youssouf Fofana, que tous les juifs sont riches ? Juste avant le discours de Grenoble du 30 juillet 2010 visant les Roms et gens du voyage, Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, déclarait : «Nos compatriotes sont parfois un peu surpris quand ils voient de très grosses cylindrées tirer des caravanes.» Une manifestation de Roms, le 8 avril place de la République, ironisait sur ces clichés contradictoires : certes, «Voler des poules, c’est cool» ; mais quand même : «Une petite pièce pour ma Mercedes !»

Comment expliquer que ces deux faits divers, qui sont aussi des faits de société, ne soient pas mis en parallèle (sinon par Ivan Rioufol, du Figaro, trop heureux de pouvoir imputer l’antisémitisme et la romaphobie à des non-Blancs pour mieux dénoncer les antiracistes) ? A défaut de sonder les intentions, on peut constater l’effet : empêcher que l’antisémitisme des «Barbares» en 2006 n’oblige à penser la romaphobie de ceux de 2014. Car, qui eût osé affirmer à l’époque, avant même d’en appréhender les auteurs, que l’agression d’Ilan Halimi était sans rapport avec «ses origines juives» - comme on le fait pour ce lynchage (en reprenant le discours des habitants du quartier) ?

Peut-être veut-on, à l’instar de la procureure, faire montre de prudence, en évitant de monter les «communautés» l’une contre l’autre. Encore faut-il s’interroger : face aux Roms, de quelle communauté parle-t-on ? Rappelons les propos de Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, le 24 septembre : «J’aide les Français contre ces populations, ces populations contre les Français.» S’agirait-il donc de la «communauté française» ? Ainsi, les minorités visibles (car si les agresseurs étaient cagoulés, selon la police, ils seraient «tous d’origine africaine») se verraient enfin reconnaître leur place dans l’identité nationale au moment de communier dans l’hostilité aux Roms (à la manière de Jean-François Copé soudain plein d’empathie pour ses compatriotes musulmans mobilisés contre «la-théorie-du-genre»). Surtout, après le supplice d’Ilan Halimi, aurait-on imaginé de renoncer à parler d’antisémitisme au motif que l’affaire n’opposait pas les communautés juive et musulmane ?

En réalité, occulter le racisme du lynchage, c’est renoncer à chercher, au-delà des coupables, les responsables. Autrement dit, c’est dénier la responsabilité des politiques dans la montée de la romaphobie : si cet acte n’a rien à voir avec le racisme, alors, politiquement, il n’y a rien à voir. Pourtant, dans le discours public, les «dérapages» sont si nombreux, et tellement délibérés, qu’il convient de parler d’un véritable glissement de terrain. De Claude Guéant, parlant en septembre 2012 de «minorités très criminogènes», à son successeur à l’Intérieur, Manuel Valls, affirmant en mars 2013 dans le Figaro que les Roms refusent de s’intégrer «parce qu’ils sont entre les mains de réseaux versés dans la mendicité ou la prostitution», l’ancienne majorité et la nouvelle se retrouvent au moins sur un point : la stigmatisation.

Dira-t-on que les mots ne provoquent pas les choses ? Mais après la Manif pour tous, en matière d’homophobie, n’a-t-on pas vu les actes suivre les paroles ? Et surtout, pourquoi Manuel Valls a-t-il fait interdire les spectacles de Dieudonné pour antisémitisme s’il croit vraiment que le langage est sans conséquence ? Paradoxalement, c’est fin décembre qu’il a lancé son offensive contre l’humoriste - juste après le classement sans suite par ses pairs de la Cour de justice de la République, le 19 décembre, de la plainte déposée par le Mrap. L’association antiraciste dénonçait les phrases du ministre renvoyant les Roms à leur «vocation», mais la commission des requêtes a jugé que «les propos incriminés s’insèrent dans un débat d’intérêt public [sur] l’intégration des Roms» et dans «une politique permettant d’aboutir à des solutions acceptables et viables, dans le respect de ces populations et de leurs modes de vie». Aujourd’hui que le Premier ministre est à nouveau poursuivi pour incitation à la haine raciale devant un vrai tribunal par l’association la Voix des Rroms, parmi les grands quotidiens, c’est encore à l’étranger, dans El País, qu’il faut aller chercher l’information sur cette citation à comparaître.

Mais il y a plus : l’impunité des mots trouve son prolongement dans l’impunité des actes. Celle-ci est d’ailleurs revendiquée par Samia Ghali, maire et sénatrice PS des XVe et XVIearrondissements de Marseille, en septembre 2012, quand des habitants forcent des Roms à partir avant de mettre le feu : «Je ne le condamne pas, je ne le cautionne pas, mais je le comprends.» Quant à Régis Cauche, maire UMP de Croix dans le Nord, il l’anticipe en septembre : «Si un Croisien commet l’irréparable, je le soutiendrai.» Il ne s’agit pas seulement de discours. Les incendies de bidonvilles se multiplient ; pourtant, il n’est jamais question d’enquêtes. C’est la faute des Roms eux-mêmes, nous explique-t-on d’emblée, comme si la piste criminelle était inenvisageable. Et lorsque les agressions sont avérées, comme à Saint-Denis (28 juillet) ou à Hellemmes-Lille (8 juin), on n’entend jamais parler d’arrestations.

D’ailleurs, quand des voisins expulsent eux-mêmes des Roms, qui viennent de s’installer à Marseille (27 septembre 2012), c’est à visage découvert qu’ils s’expriment dans les médias : «Les forces de l’ordre ont été très compréhensives avec nous.» Mieux : lorsqu’un «bobo» est traduit devant la justice pour avoir aspergé de produits corrosifs les matelas des Roms qui dorment place de la République, il est relaxé (19 mai). En avril, dans le rapport d’Amnesty International sur les violences racistes contre les Roms, les pages consacrées à la France font le lien entre racisme ordinaire et politique d’Etat : «Harcèlement policier, violence et impunité». Laisser faire, c’est aussi faire faire par les citoyens, qualifiés de «riverains», la politique d’expulsion des pouvoirs publics. Ainsi, à Pierrefitte, les 200 Roms ont déguerpi après le lynchage (et avant sa médiatisation). Les agresseurs ont donc accompli le «sale boulot» des responsables : le résultat est là.

On comprend mieux pourquoi la comparaison avec l’affaire Ilan Halimi est refoulée en France : sinon, comment continuer à attiser politiquement la romaphobie, ou même seulement à rester silencieux devant cette négation des «principes sur lesquels notre République est fondée» ? Il faudrait bien agir pour arrêter la dérive raciste, avant de glisser demain du lynchage au pogrom. Bref, ne rien voir est la condition pour ne rien faire ou même dire. S’il importe de persister à croire qu’Ilan et Darius n’ont rien en commun, c’est donc pour ne pas devoir réagir devant l’embrasement de la «question rom» : cautionner l’irresponsabilité des responsables nous permet de nous laver les mains de notre propre responsabilité.

L’affaire Ilan Halimi avait suscité, en même temps qu’une forte émotion, une grande manifestation à laquelle participaient plusieurs membres du gouvernement, dont Nicolas Sarkozy. Aujourd’hui, rien. Pour le lynchage d’un jeune Rom, où sont les mobilisations, ou, au moins, les tribunes dans la presse ? «Ces attaques racistes sont une attaque au cœur de la République», déclarait le 6 novembre dansLibération Christiane Taubira qui en était victime. Pour Darius et les siens, où est la «belle et haute voix» que la garde des Sceaux appelait alors de ses vœux - à commencer par la sienne, puisque ce gouvernement est responsable, et le restera devant l’histoire, de la persécution des Roms ?

Coauteur, avec Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels, de «Roms et Riverains. Une politique municipale de la race», éd. la Fabrique, 2014.

Eric FASSIN Sociologue, université Paris-VIII