Vigilance Isère Antifasciste

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Le «grand remplacement», totem extrême (dans Libération)

Libération, 13 Octobre 2015, par  Dominique Albertini

 

Voir aussi, Libération :   La «remigration» des identitaires aux portes du FN

Le «grand remplacement», totem extrême

L’écrivain Renaud Camus le 21 février 2014. Cet ancien militant de la cause homosexuelle est devenu une figure de la mouvance identitaire.

 L’écrivain Renaud Camus le 21 février 2014. Cet ancien militant de la cause homosexuelle est devenu une figure de la mouvance identitaire. 

 

Délire. L’expression popularisée par l’écrivain Renaud Camus pour désigner une supposée substitution de la population française «de souche» par les immigrés extra-européens a essaimé jusqu’à certaines franges de la droite.

 

Ce n’était qu’une expression littéraire, forgée par un écrivain confidentiel ; le «grand remplacement» est désormais le point de rendez-vous d’Eric Zemmour et de Marion Maréchal-Le Pen, de Robert Ménard et de Nadine Morano. Le terme décrit une supposée substitution d’immigrés extra-européens aux autochtones. Ce processus serait encouragé, voire provoqué, par des élites «mondialistes». Examen d’un discours de mieux en mieux partagé par l’extrême droite et une droite en voie de radicalisation.

Qu’est-ce que le «grand remplacement» ?

L’expression a été forgée par Renaud Camus, qui en a fait le titre d’un ouvrage paru en 2011. Ancien militant de la cause homosexuelle, passé par les rangs socialistes puis chevènementistes, Camus, 69 ans, est désormais une figure de la mouvance identitaire. Obsédé par le déclin de la civilisation française et la disparition de son substrat ethnique, l’écrivain se garde toutefois de fournir une définition trop précise du phénomène. «Le grand remplacement n’a pas besoin de définition, juge-t-il dans un entretien publié sur le site de l’Action française. Ce n’est pas un concept, c’est un phénomène évident comme le nez au milieu du visage. […] Un peuple était là, stable, occupant le même territoire depuis quinze ou vingt siècles. Et tout à coup, très rapidement, en une ou deux générations, un ou plusieurs autres peuples se substituent à lui, il est remplacé, ce n’est plus lui.» Dans ses écrits et entretiens, Camus sous-entend que le «grand remplacement» serait le résultat d’une politique plus ou moins délibérée de la part d’élites «remplacistes», intéressées à «disposer d’un homme remplaçable, pion sur un échiquier, délocalisable à merci». Quant à la réponse à y apporter, l’auteur est partisan d’un arrêt total de l’immigration et du renvoi dans leur pays d’origine d’une grande partie des immigrés et descendants d’immigrés. Après avoir vainement tenté de se présenter à la présidentielle de 2012, il a apporté son soutien à Marine Le Pen, «la mieux à même de sauver ce qui peut l’être encore».

Une idée neuve ?

La vision d’Européens «de souche» dissous dans des masses étrangères n’est pas nouvelle. L’historien Nicolas Lebourg la fait remonter aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, «lorsque le néonazi René Binet appelle résistants et vétérans du front de l’Est à combattre ensemble l’invasion de l’Europe par les "Nègres"et les "Mongols" - comprendre les Américains et les Russes. Puis se développe, dans les organisations internationales d’extrême droite, l’idée que l’immigration est le fruit d’un complot juif, visant à remplacer la race blanche par une humanité métisse vivant partout des mêmes marchandises. La dépénalisation de l’avortement donnera lieu à de semblables discours sur le génocide des petits enfants blancs par la "juive Veil"». Si Renaud Camus s’inscrit dans une tradition ancienne, il lui a donné un nouvel élan. Par un habillage efficace d’abord : avec la formule de «grand remplacement» et le concept de «pouvoir remplaciste», «on n’est pas loin d’un scénario de pop culture», juge Nicolas Lebourg. Par ailleurs, favorable au «petit Etat d’Israël qui résiste tout seul au milieu d’une marée humaine hostile», Camus n’a pas recours à l’idée d’un complot juif. Ce qui favorise la diffusion de son discours dans des milieux ayant eux-mêmes délaissé le ressort antisémite, comme le Front national et la mouvance identitaire.

Qui utilise cette expression ?

Les identitaires ont rapidement assimilé le concept, vu comme une arme de choix dans la «bataille culturelle». Fin 2014, le Bloc identitaire a ainsi lancé sur Internet, avec la bénédiction de Camus, un «Observatoire du grand remplacement». De nombreux responsables du FN ont à leur tour adopté le terme. Comme la députée Marion Maréchal-Le Pen, l’eurodéputé Aymeric Chauprade, le sénateur et maire du 7e secteur marseillais, Stéphane Ravier, le secrétaire général du parti, Nicolas Bay. Tous se défendent d’adopter une vision complotiste, évoquant un «constat» sur certaines parties du territoire. Chauprade n’en a pas moins accusé l’Union européenne d’«organiser le grand remplacement». Même Nadine Morano a paru tentée : «On n’est pas encore à un niveau de remplacement, a-t-elle jugé fin septembre. Mais ce sentiment d’être envahis est réel.» Et de préciser que «ce n’est pas qu’un sentiment, c’est une réalité». Une menace qu’agite aussi Nicolas Sarkozy : sans utiliser explicitement l’expression «grand remplacement», le patron de LR a déclaré redouter que l’immigration ne contraigne les Français à renoncer à «leur langue», «leur culture», et «leur mode de vie».

Le terme, enfin, a passé les frontières des mouvements politiques. Les polémistes Eric Zemmour et Ivan Rioufol y recourent dans leurs interventions ; le magazine Valeurs actuelles en a fait sa une en décembre 2014. Ce déploiement n’est pas sans limite. Représentant d’une ligne dite «nationale-républicaine» au sein du FN, Florian Philippot juge ainsi l’expression «racialiste», dans la mesure où le remplacement en question est fondamentalement celui des Blancs par des non-Blancs. Quant à Marine Le Pen, c’est le refus du «complotisme» qu’elle avance pour expliquer ses réserves : «Je n’adhère pas s’il s’agit d’une vision dans laquelle quelques-uns organisent en secret le remplacement de la population», explique-t-elle. Tout en précisant que «l’immigration peut bien avoir pour conséquence de faire changer la population des quartiers, des villes». C’est le caractère concerté du phénomène, plus que sa réalité, que semble contester la présidente du Front national. En 2011, moins prudente, elle avait tout de même condamné une immigration «volontairement accélérée dans un processus fou, dont on se demande s’il n’a pas pour objectif le remplacement pur et simple» de la population française. Ces derniers temps, elle évoque volontiers une prochaine «submersion» de l’Europe par les migrants. «La vérité est que le Front national […] pense la même chose que moi, mais ne veut pas de mes mots, juge Renaud Camus dans un entretien au site Bréviaire des patriotes. En scrupuleux cuisinier, il préfère les concepts fabriqués à la maison.»

Le «grand remplacement», une réalité ?

Selon l’Insee, 5,3 millions d’immigrés vivaient en France en 2008, dont 3,3 millions nés hors d’Europe. A cela s’ajoutent 6,7 millions de descendants directs d’immigrés, dont 3,1 millions d’origine africaine et asiatique. Au total, ces 6,4 millions de personnes d’origine extra-européenne représentent 10 % de la population. Quant au flux d’arrivants permanents, il se montait selon l’OCDE à 260 000 personnes par an en 2013, soit environ 0,4 % de la population. Une partie de ces entrants ne reste pas en France. De là à évoquer un «changement de peuple», il y a donc un pas.

Plus réelle est la répartition inégale de ces populations. Leur surreprésentation dans certaines zones urbaines permet aux tenants du «grand remplacement» d’appuyer leur thèse à grand renfort de photos prises dans la rue ou les transports. Ils ajoutent aussi d’autres ensembles à ceux-ci (Roms, clandestins…). Intitulé «Le grand remplacement par A+B», un texte diffusé sur Internet conclut que 20 % de la population serait composée d’éléments «allogènes», donc indésirables. La démonstration s’appuie toutefois sur des chiffres surévalués, par exemple en dénombrant 800 000 Roms quand les rapports officiels en comptent entre 15 000 et 20 000. L’addition inclut par ailleurs les Antillais, les «immigrés de troisième génération» et les harkis : soit des Français de longue date et des «Français par le sang versé», selon une expression employée y compris par l’extrême droite. C’est dire si, moins que leur nationalité ou leur attachement à la France, c’est l’origine ethnique qui préoccupe les opposants à un supposé «grand remplacement».

 

Une théorie battue en brèche par L’Insee

Cela ne suffira probablement pas à rassurer les partisans de la théorie du «grand remplacement», mais l’étude de l’Insee publiée hier sur les flux migratoires bat en brèche quelques idées reçues sur la question. Ainsi, entre 2006 et 2013, le nombre annuel d’entrées d’immigrés a augmenté, passant de 193 000 à 235 000, mais le nombre de départs d’immigrés a progressé bien plus fortement. En 2006, 29 000 immigrés avaient quitté le territoire national. Un chiffre qui est monté à 95 000 en 2013. Selon l’Insee, «il s’agit essentiellement d’étudiants étrangers quittant la France, de départs à l’issue d’une période d’emploi de quelques années ou encore de retours au pays au moment de la retraite».

 



15/10/2015

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